Notion

Taxe Tobin

Définition

Aux débuts des années 1970, le système né à Bretton Woods fut abandonné. A la même époque, on constate une envolée de la volatilité sur le marché des changes. James Tobin, économiste américain, qui recevra le prix Nobel pour ses travaux sur l'investissement en 1981, propose alors de ralentir les mouvements spéculatifs sur le marché des devises par une taxe (très faible) sur les transactions de court terme. Cette proposition influencera, dans une certaine mesure, la politique économique de certains pays et surtout elle relancera un vaste débat sur les avantages et les inconvénients (théoriques et pratiques) des divers formes de contrôle des capitaux. Les nombreuses crises financières des années 1990 plaident-elles en faveur de l'instauration d'une taxe Tobin visant à corriger un système financier international qui se révèle souvent instable, et parfois défaillant ? quels sont les mécanismes économiques qui pourraient faire de cette idée une voie contre-productive ?

Analyse

La Taxe Tobin, vue par son créateur

James Tobin propose, en 1972, une taxation des opérations de change par un prélèvement de l'ordre de 0,05% à 1%. Dans son esprit, cette mesure revêt un objectif principal : desserrer la contrainte monétaire internationale qui pèse sur la gestion de l'économie réelle dans un contexte de changes flexibles.

Par exemple, la banque centrale d'un petit pays est obligée de hausser les taux d'intérêt pour faire face au retrait rapide des placements à court terme sur la monnaie nationale, avec de graves conséquences sur l'économie. Il s'agirait de décourager les transactions à court terme pour réduire la volatilité des taux de change. On sait que celle-ci est coûteuse en bien-être pour de nombreux acteurs de l'économie. Comme le disent souvent les industriels : "peu importe pour nos exportations le niveau de l'euro par rapport au dollar, pourvu qu'il soit stable".

Des opérations du type "aller-retour" sur une monnaie seraient plusieurs fois taxées et donc découragées par rapport aux positions "longues", jugées plus souhaitables. La taxe serait donc un moyen moins contraignant que les mesures de contrôle des changes traditionnelles pour freiner la mobilité des capitaux. Elle permettrait de retrouver des marges d'autonomie monétaire interne en sortant de la parité non couverte des taux d'intérêt (les mouvements internationaux de capitaux courts dépendent de l'évolution anticipée des taux de change) et du "triangle d'impossibilité" (l'idée selon laquelle on ne peut avoir simultanément la liberté de circulation des capitaux, l'autonomie de la politique monétaire et un régime de changes fixes).

Le but de la taxe est donc de "jeter du sable" (l'expression est de Tobin) dans les rouages financiers internationaux, nullement de briser ces derniers. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les partisans de la taxe Tobin sont souvent traités de réformistes par les radicaux. Les revenus ainsi collectés seraient versés à la Banque Mondiale, étant entendu que, pour Tobin, il ne s'agissait là que d'un à-côté du dispositif, l'utilisation des revenus de la taxe n'ayant jamais fait l'objet d'une réflexion approfondie. On est donc dans une logique de "double dividende" : un système financier plus performant et des fonds supplémentaires pour l'Aide publique au développement (APD).

On estime généralement qu'une taxe Tobin à un taux "raisonnable" appliquée par une majorité de pays de l'OCDE rapporterait de nos jours près de 30 milliards de dollars par an. Il faut ajouter qu'il s'agirait là d'une taxation conforme aux canons de l'orthodoxie fiscale : une base fiscale très large où l'on applique un taux très faible (l'inverse de l'impôt sur le revenu français). De plus, les progrès techniques sur les marchés des changes autorisent un coût de collecte assez réduit, du moins si les principaux acteurs jouent le jeu.

Il faut néanmoins noter qu'avant sa mort James Tobin a pris soin de désavouer publiquement et très nettement tous les militants qui se réclament de son idée de taxe internationale, car ces derniers (au sein d'ATTAC, par exemple) en ont souvent une lecture qu'il qualifiait de simpliste et de maximaliste (voir Tobin, 2001).

La proposition de Tobin créa un débat d'où sont nés de nouveaux arguments en sa faveur

1. La taxe Tobin : des crises de change aux crises financières

La possibilité de crises auto-réalisatrices, dites crises de "2e génération", non justifiées par les fondamentaux économiques et financiers du pays, a montré l'importance potentielle de la taxe qui, en stabilisant les anticipations des opérateurs, pourrait réduire la fréquence de telles crises. Mais si le dispositif avait été en vigueur, aurait-il empêché la crise mexicaine (1995), la crise asiatique (1997-1998), la crise argentine (2002) ? On peut en douter : quand un opérateur anticipe des variations de cours de 20 ou 30% (à la hausse ou à la baisse), ce n'est pas une taxe de 0,1 ou 0,2% qui le dissuadera de prendre des positions !

2. Pour une taxe Tobin variable

Puisque les changes flottants dominent aujourd'hui assez fortement la scène internationale, il peut être nécessaire de consolider l'indépendance et la marge de manœuvre des politiques monétaires en desserrant la contrainte de la parité non couverte des taux d'intérêt. De plus, on pourrait instaurer une taxe à double taux, c'est-à-dire un taux pour les périodes "normales" et un taux pour les périodes plus agitées. Le recours à deux taux permettrait d'éviter l'une des faiblesses de la taxe Tobin, le taux uniforme qui est soit trop faible soit trop élevé). Toutes sortes d'aménagements pourraient renforcer l'utilité de la taxe comme, par exemple, réserver aux Etats chargés de collecter la taxe 50% de son produit, et ainsi permettre à ces pays de baisser certains de leurs impôts parmi les plus distordants.

Les défauts de la taxe sont toutefois nombreux et dirimants

1. Le rôle stabilisateur de la spéculation

C'est mal connaître le monde des marchés que de se figurer un univers de moutons de panurge (voir Borensztein et Gelos, 2001) ou par nature déstabilisant (voir Lasserre 2003). Souvent, la spéculation est stabilisante et la réglementation déstabilisante. En effet, les spéculateurs achètent une devise lorsqu'ils l'estiment sous-évaluée et la vendent lorsqu'ils l'estiment sur-évaluée (ou plus exactement, lorsqu'ils estiment que tel est le sentiment du marché, cf. le modèle du concours de beauté chez Keynes), une stratégie inverse leur ferait perdre de l'argent. Les spéculateurs sont considérés comme des causes d'amplification des fluctuations de prix mais la pratique des marchés financiers montre que c'est plutôt la volatilité qui attire les spéculations. Par ailleurs, pourquoi les mouvements de court terme seraient-ils inutiles ? On voit bien qu'il existe une forte volatilité et beaucoup de spéculations sur des marchés où l'horizon est plus long, comme le marché immobilier… D'ailleurs, comment reconnaître, parmi ces opérations à haute fréquence, celles qui relèvent de la vile spéculation et celles qui permettent à des agents économiques de se couvrir, de transférer le risque, ou d'acquérir des liquidités et de l'information ? La taxe risque d'être arbitraire et (paradoxalement) d'amplifier la volatilité.

2. La spéculation est la conséquence d'une mauvaise qualité de l'information

La spéculation (si l'on considère qu'il faut l'éradiquer ce qui, nous l'avons vu, est très contestable) est soluble dans l'information, pas dans la taxation. Ce qui a manqué, lors d'une crise comme celle qu'a connu l'Asie en 1997-1998, et a fortiori lors de la crisse russe de 1998-1999, ce sont des références claires sur des variables aussi essentielles que les taux d'endettement (des firmes, des Etats), les réserves de change… En effet, comment les opérateurs peuvent-ils calculer, même grossièrement, un taux de change d'équilibre jouant le rôle d'une force de rappel lorsque les informations sont inaccessibles ou, pire, déformées par les autorités ? La spéculation serait également soluble dans la conduite de politiques macroéconomiques cohérentes, crédibles, tant il est vrai que la plupart des crises de changes trouvent leurs origines dans des politiques inadaptées et/ou dans de sérieuses lacunes de la régulation (ratios prudentiels pour les banques, en particulier). Autrement dit, la taxe est largement "hors sujet" par rapport aux principaux points qu'il convient d'améliorer dans les pays de l'OCDE et surtout dans les pays émergents.

3. La spéculation amplifie les mouvements des marchés étroits

Un argument à l'encontre de la taxe est avancé par Jean-Pierre Landau sous la forme d'une métaphore. Prenez une petite marre d'eau. Jetez un caillou. Vous constaterez des remous importants. Jetez ensuite le même caillou dans un grand lac. Vous ne verrez que quelques cercles concentriques sans grande influence sur la grande masse d'eau. Il en va de même sur les marchés financiers : il suffit de remplacer l'eau par la liquidité. Un marché liquide, profond (ex : la bourse de New York), supportera assez bien les poussées de fièvre spéculatives, tandis qu'un marché illiquide, étroit (ex : la bourse d'Oulan-Bator ou de La Havane) sera probablement soumis à une volatilité bien supérieure. La taxe Tobin, si elle s'avère efficace et/ou dissuasive, réduirait (toutes choses égales par ailleurs) la liquidité du marché des changes, et n'irait donc pas dans le sens de son objectif affiché (la réduction de la volatilité).

4. La spéculation existe même quand les coûts de transaction sont importants

D'une certaine façon, la taxe existe déjà, et bien au-delà de 0,1 ou 0,2 % sur chaque transaction. On oublie souvent que les opérations de change ne se font pas gratuitement, elles incorporent des coûts de transactions significatifs et… cela ne les empêche pas de se réaliser. Il n'est pas évident que des taxes de type Tobin empêchent la formation de bulles spéculatives. Sur le marché immobilier, il existe déjà une "taxe Tobin" : les frais de notaire ! Cinquante fois plus importants ! ils n'empêchent pas la formation de bulles immobilières. Et les valeurs des taux les plus couramment évoquées (de 0,05 à 0,25 %), même multipliées par deux (pour tenir compte de la taxation à l'aller et au retour), sont très inférieures au niveau de dépréciation anticipé par les opérateurs lorsque des crises de change se profilent, comme ce fut le cas lors des attaques contre les devises asiatiques en 1997 ou russes en 1998.

5. Comme toutes les taxes, l'important est le payeur ultime

Ajoutons que la taxe ne serait peut-être pas payée par les spéculateurs mais par l'ensemble des consommateurs, car les établissements financiers s'empresseraient d'en répercuter au moins une partie sur leurs clients… Si taxe Tobin il y a, les taux d'intérêt augmenteraient du montant de la taxe : elle serait ainsi acquittée par l'ensemble des débiteurs mondiaux, y compris les pays pauvres, et non par les seuls "spéculateurs". Ce risque d'incidence fiscale est réel. Prenons l'exemple des droits de mutation qui sont acquittés sur les transactions immobilières. Qui paye : les acheteurs, les vendeurs ou les marchands de biens ? Difficile de répondre avec précision. Tout va dépendre de la capacité du vendeur à majorer ses prix, et donc du degré de concurrence, etc. L'un des apports de l'analyse économique de la fiscalité, l'étude de l'incidence, permet de dénoncer l'idée souvent colportée par les juristes et les politiques selon laquelle celui qui acquitte nominalement une taxe est celui qui la paie au sens économique (c'est-à-dire au sens réel) du terme. On entend très rarement les partisans de la taxe Tobin sur ce point.

Dans la pratique, de sérieuses limites

L'instauration, la gestion et le suivi de la taxe Tobin poseraient de sérieux problèmes.

1. La couverture géographique de la taxe

La taxe Tobin pose un problème de couverture géographique et de champ d'application car, si elle est un jour instaurée, certains opérateurs tenteront de la contourner en inventant de nouveaux instruments financiers et/ou en passant par des paradis fiscaux et des centres off-shore (ils auront l'embarras du choix). Il est à craindre (ou à espérer, pour ceux qui pensent que les impôts les moins rentables sont les meilleurs, dans une optique de réduction du périmètre de l'Etat) que dans une ère de mondialisation et de concurrence fiscale les stratégies d'évasion (de la part des opérateurs) et de free riding (de la part des Etats) aient toujours plusieurs coups d'avance sur celles des agents du fisc (voir Tanzi, 2000).

2. La nécessité d'une coopération internationale

La taxe Tobin pose un problème de coopération internationale, qui fait glisser le sujet du domaine économique au domaine politique car l'instauration d'une taxe mondiale pose le problème de sa gestion et de son utilisation. Comment répartir la somme collectée ? On imagine mal que le Royaume-Uni puisse garder l'essentiel du produit de la taxe collectée sur les transactions effectuées à Londres par des intervenants étrangers... mais quelle serait la forme de contrainte qu'une hypothétique autorité politique internationale pourrait exercer contre un pays qui ne reverserait pas la taxe qu'il collecte ? Contrairement à ce qui est dit souvent, il n'est pas nécessaire que tous les pays du monde s'accordent pour que la taxe Tobin puisse être instaurée ; toutefois, il faudrait au moins un accord des principales places financières (New York, Londres, Chicago, Francfort, Zurich, Tokyo, Hong-Kong), accord pour le moins improbable à l'heure actuelle. Enfin, la plupart des projets de taxe Tobin font jouer un rôle central à l'ONU mais de nombreux scandales comme celui du programme Pétrole contre nourriture viennent rappeler que les capacités de gestion de cette organisation sont plus limitées qu'il n'y paraît à première vue.

3. Une fois mise en place, le destin de la taxe serait incertain

On a observé dans l'histoire une loi que respectent presque tous les projets de contrôle des capitaux : les contrôles (réglementations, taxes) sont relativement faciles à instaurer, mais une fois que les dispositifs sont en place il devient très compliqué de les amender et presque impossible de les supprimer. Les cas de la France et (plus récemment) du Chili (avec le mécanisme de l'encaje, qui bloquait pour partie l'entrée des capitaux de court terme) est révélateur : les contrôles ont une durée de vie nettement supérieure à la durée de la période où ils sont efficaces et nécessaires. Voici ce que Rogoff (2002) écrit sur le sujet : "…j'ai vu bien plus de réglementations des capitaux et des changes aux effets destructeurs que de réglementations aux effets favorables. Même lorsqu'un contrôle limité se justifie d'un point de vue économique, son application est beaucoup trop souvent dominée par des facteurs politiques, et les résultats ne sont pas beaux à voir. Quelques puissants acteurs politiques en bénéficient, mais les autres citoyens paient le prix fort. Et aucun pays ayant sensiblement libéralisé les mouvements de capitaux n'a eu envie de faire marche arrière dans une perspective à long terme, même pas les pays touchés par une crise".

4. Les précédents historiques de taxe sur les transactions financières

Les précédents historiques ne sont franchement pas probants, du moins pour les expérimentations dans un cadre national. La Suède avait mis en place, en 1984, une taxe sur les transactions financières. Cette taxe ciblée visait seulement les transactions effectuées à travers les opérateurs de marché suédois. Elle ne s'appliquait pas aux transactions internationales effectuées par des résidents suédois, même si elles concernaient des actifs nationaux ; elle s'appliquait aussi bien à l'achat qu'à la vente d'actions. Le taux était fixé à 0,5% en 1984, puis doublé en 1986. Un des résultats fut une baisse très lourde du volume des affaires. Les revenus collectés furent donc décevants, d'autant plus que l'annonce de la mise en place de la taxe contribua probablement à une chute des cours. Les taxes collectées sur les plus-values boursières s'effondrèrent elles aussi. Au final, l'alternance politique et l'échec manifeste du dispositif entraînèrent la disparition de cette taxe, en 1990.

Conclusion

  1. Patrick Artus notait que tout ce qui tend à réduire les flux de capitaux vers les pays émergents procède du contresens. Discuter de la faisabilité de la taxe Tobin, c'est déjà avoir renoncé à résoudre la question fondamentale : comment financer le rattrapage des pays émergents, en drainant vers eux plus de capitaux ? Autrement dit, comment fabriquer plus de convergence pour eux et un meilleur rendement de l'épargne pour nous ? Or, les flux de capitaux à long terme vers les pays émergents sont notoirement insuffisants depuis la crise asiatique : environ 0,5% du PIB mondial tous les ans, dirigés en grande partie vers la Chine ; on est encore loin de la situation qui prévalait avant 1914.
  2. Il faut considérer comme un indice du degré élevé de dégradation du débat en économie le fait que nous glissions si rapidement et si naturellement des questions d'efficience (l'objectif initial de Tobin était de reconquérir une autonomie dans la politique monétaire, et de limiter la volatilité sur le marché des changes) aux questions de redistribution (la taxe comme moyen de sauver le Tiers-Monde en péril). Il est vrai que c'est une pente que l'on retrouve de plus en plus sur tous les sujets liés à la fiscalité : par exemple, toute réforme de l'IR en France est désormais envisagée sous le seul angle de la redistribution.

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