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Eléments de cours

 

1 - La dynamique de la construction européenne

A) Les différentes voies ouvertes au sortir de la Seconde Guerre mondiale

L’Europe sort à plus d’un titre meurtrie du second conflit mondial. Le bilan humain est désastreux. On dénombre environ 55 millions de victimes. A cela s’ajoute une catastrophe sur le plan matériel : les infrastructures industrielles et de transport ont été durement touchées, compromettant fortement le relèvement de l’économie européenne. Enfin, l’Europe, dont les démocraties libérales n’ont su résister à la montée du fascisme et du nazisme entre-deux-guerres, est aussi affectée sur le plan moral. Après-guerre, elle se trouve dès lors face à un triple défi : assurer sa reconstruction économique, garantir sa stabilité politique et résister à l’influence de l’Union Soviétique. Face à cette situation, la nécessité d’une coopération des différents Etats d’Europe de l’Ouest est rapidement comprise.

Les premières expériences sont menées dès la deuxième moitié des années 1940. Elles empruntent deux chemins bien distincts : celui de la coopération économique et celui de l’association politique.

La coopération économique en Europe est impulsée par la mise en place du Plan Marshall en 1947. Pour en bénéficier, les Etats européens doivent en effet remplir un certain nombre de conditions. La première est –non la moindre, au regard des ressentiments entre nations européennes- d’accepter de ne pas entraver le redressement économique de l’Allemagne. La seconde consiste à dresser en collaboration la liste de leurs demandes. Afin de mettre en œuvre l’aide américaine, l’OECE (Organisation européenne de coopération économique) est constituée en 1948. Sous la pression des Britanniques et des pays scandinaves, l’institution se trouve toutefois dépourvue de tout pouvoir contraignant. Cela n’en reste pas moins une première expérience de travail en commun pour les Etats européens.

Mais des initiatives plus ouvertement politiques –il ne faut en effet pas oublier que le Plan Marshall était aussi motivé par des considérations de containment de la menace soviétique en Europe- voient le jour. Le Congrès de la Haye (7-10 mai 1948) débouche ainsi sur la fondation du Conseil de l’Europe, formalisée par le traité de Londres du 5 mai 1949. Cette organisation vise à la promotion de l’union entre les Etats européens et à la défense de valeurs humanistes communes. Elle aboutit en 1953 à l’entrée en vigueur d’une Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et à la mise en place d’un tribunal pour en faire respecter la lettre : la Cour européenne des droits de l’Homme.

Cependant, ce sont les années 1950 qui voient se développer des tentatives plus ambitieuses, fondées sur la mutualisation de ressources communes. Deux projets sont emblématiques de cette période : l’un dans le domaine de l’énergie (la Communauté européenne du charbon et de l’acier), l’autre dans le domaine militaire (la Communauté européenne de défense). Or, la mise en place réussie de la CECA (signature du traité de Paris en 1951 puis entrée en vigueur en 1952) et l’échec de la CED (1954) vont durablement marquer la stratégie privilégiée pour parvenir à une intégration européenne plus poussée. Celle-ci ne pourra pas, dans les premiers temps, affecter les prérogatives régaliennes des Etats. Elle devra prendre sa source dans le secteur économique.

Une fois acquis le principe d’une intégration d’abord économique, il reste plusieurs voies à explorer. Le pouvoir politique en France est alors plutôt favorable à un scénario consistant à multiplier, sur le modèle de la CECA, les mutualisations sectorielles de ressources sous la houlette d’autorités supranationales. Le Royaume-Uni, lui, rejette toute idée d’institutions au pouvoir contraignant et promeut l’établissement d’une zone européenne de libre-échange. Enfin, du côté du Benelux est défendue une approche multisectorielle, consistant à établir entre les Etats européens un vaste marché commun. C’est cette dernière option qui au cours des négociations des traités de Rome (signés en 1957, entrés en vigueur en 1958), l’emporte, aboutissant à la mise en place de la Communauté économique et européenne, et, par ricochet, au maintien prolongé du Royaume-Uni en marge de la construction européenne communautaire.

 

B) Une intégration sans cesse approfondie, mais de manière heurtée

Au gré des traités, les ambitions du projet européen vont être sans cesse revues à la hausse. Elles visent tout d’abord à une meilleure intégration économique, avant de toucher les domaines régaliens qui avaient jusque-là été laissés de côté.

Dans le domaine économique, la construction européenne est basée sur deux piliers : la création d’un vaste marché européen et la mise en place de politiques publiques supranationales.

Le traité de Rome instituant la Communauté économique européenne fixe un calendrier à double détente : il s’agit à la fois de mettre en place une union douanière et de réaliser un marché commun.

Une union douanière est une forme d’intégration économique régionale qui reprend pour base le principe d’une zone de libre-échange. Ainsi, entre les Etats parties prenantes, il n’y a plus d’entraves tarifaires ni quantitatives (les contingentements) à la circulation des biens. Mais l’union douanière va plus loin, puisque les Etats doivent renoncer à un autre instrument de leur souveraineté économique nationale : la libre fixation des droits de douane vis-à-vis de l’extérieur de la zone. Ainsi, une union douanière demande de transférer au niveau supranational la détermination d’un tarif extérieur commun. Le traité de Rome a placé au 1er janvier 1970 la date-butoir pour la constitution de l’union douanière entre les pays signataires. Elle est en fait effective dès le 1er juillet 1968, moment auquel le tarif extérieur commun entre en vigueur.

Les articles 2 et 3 du traité de Rome disposent qu’en sus d’une union douanière, les Etats membres de la CEE doivent créer en leur sein un marché commun, basé sur la disparition des barrières à la libre circulation tant des biens que des services, des capitaux et des personnes. Si l’union douanière est réalisée bien en avance sur le calendrier, en revanche, le marché commun, dans les années 1980, n’est toujours pas une réalité.

Après le ralentissement économique provoqué par les contrecoups du choc pétrolier de 1973, les Etats européens sont affectés par des tentations protectionnistes. Paolo Cecchini, auteur en 1988 du rapport Les coûts de la non-Europe, identifie un ensemble d’obstacles à surmonter pour la réalisation pleine et entière du marché commun. En premier lieu, il note que les droits de douane, supposés avoir disparu, ont été réintroduits de manière insidieuse dans le domaine agricole par le biais de montants compensatoires monétaires destinés à amortir les effets des mouvements de change. En second lieu, les contingents, eux aussi en principe démantelés, ont été remis en place dans les domaines de l’acier et de l’agriculture. En troisième lieu, Cecchini met l’accent sur les effets pervers des disparités nationales en matière de réglementation, notamment sanitaire et technique. Enfin, il pointe du doigt les restrictions à l’accès aux marchés publics et au libre droit d’établissement.

Toujours dans son rapport, Cecchini met en avant les retombées positives d’un marché pour lequel les quatre libertés de circulation seraient véritablement réalisées. Tout d’abord, l’auteur s’intéresse aux impacts micro-économiques. En effet, la disparition des formalités de droits de douane (alors que les marchandises européennes franchissent généralement au moins deux frontières) et l’homogénéisation des normes doivent déboucher sur un moindre prix de revient. Par ailleurs, l’aiguillon de la concurrence oblige les producteurs à veiller à leur compétitivité-prix. Ensuite, les firmes peuvent réaliser, par l’accès facilité aux marchés des autres Etats-membres, d’importantes économies d’échelle. Pour Cecchini, cela doit aboutir à des enchaînements macro-économiques vertueux. Ainsi, les baisses de prix génèrent à la fois une augmentation du revenu réel des ménages et une meilleure compétitivité des entreprises sur les marchés extérieurs. La stimulation ainsi obtenue de la demande intérieure aussi bien qu’extérieure se traduit par une augmentation du PIB.

La relance du projet d’intégration économique se fait au travers de la signature de l’Acte unique européen (1986), qui propose à l’horizon du 1er janvier 1993 la réalisation du marché unique. Ce dernier forlonge le projet du marché commun et reprend l’idée de mettre en place les libertés de circulation des biens, services, capitaux et personnes. Pour ce faire, le nouveau traité dote la CEE d’instruments juridiques spécifiques. Il s’agit d’une part de l’extension du vote à la majorité qualifiée au Conseil pour ce qui touche à l’établissement et au fonctionnement du marché intérieur, à l’exclusion de la fiscalité et des dispositions concernant les travailleurs. L’abandon du recours à l’unanimité permet des avancées plus significatives car aucun pays ne dispose d’un droit de veto en ces matières. D’autre part, le principe de reconnaissance mutuelle entre en vigueur. Plutôt que d’opter pour un long processus d’harmonisation réglementaire au niveau européen, il est ainsi décidé que les Etats-membres doivent accepter la commercialisation sur leur sol de tout produit fabriqué selon les normes en vigueur dans un autre Etat-membre, quand bien même cela ne satisferait pas à la législation du pays dans lequel la vente s’effectue. L’idée est donc que les normes de produit, de procédé et de qualité en vigueur dans les Etats sont considérées comme équivalentes, sauf s’il est prouvé qu’elles font courir un danger (en matière notamment de sécurité publique ou de protection de l’environnement). Enfin, un statut de société européenne est instauré en 2004. Il intéresse plus particulièrement les entreprises opérant dans plusieurs Etats-membres : elles peuvent ainsi créer une société de droit européen, ce qui leur permet d’adopter un régime unique de gestion comptable.

Mais ces outils, aussi pertinents soient-ils, ont-ils réellement permis l’établissement d’un grand marché européen intégré ? Rien n’est moins sûr, même si des progrès sont enregistrés. En effet, si la libre circulation des biens semble relativement aboutie (notamment grâce au principe de la reconnaissance mutuelle et au travail d’harmonisation réglementaire opéré par les institutions), l’effectivité des autres libertés n’est pas encore véritablement acquise. Il apparaît donc que la mise en place du marché unique est encore aujourd’hui un processus ouvert.

Toutefois les traités européens ne se contentent pas uniquement de promouvoir la création d’un vaste marché dans lequel les échanges, à l’échelon continental, seraient libéralisés. Ils prévoient aussi la conduite de politiques publiques supranationales. Celles-ci, certes, accompagnent et facilitent la mise en place du marché unique, mais elles impliquent aussi un interventionnisme public en matière économique.

Parmi ces politiques de gestion mutualisée de ressources économiques, la plus emblématique est la Politique Agricole Commune, mise en place en 1962. Le traité de Rome prévoit en effet d’inscrire l’agriculture dans le mouvement de libéralisation des échanges, alors qu’aucun des Etats signataires n’avait jusque-là accepté de soumettre ces ressources au libre jeu du marché. Il faut attendre la Conférence de Stresa en 1958 pour que soient fixées les grandes lignes de la future PAC. Cinq objectifs sont définis : accroître la productivité de l’agriculture, assurer un niveau de vie équitable aux agriculteurs, stabiliser les marchés agricoles, garantir la sécurité des approvisionnements et assurer des prix raisonnables aux consommateurs. Ces buts, parfois contradictoires d’ailleurs, doivent être atteints en suivant trois principes. Tout d’abord, il faut réaliser l’unicité du marché agricole. Cela suppose la libre circulation des produits agricoles entre Etats-membres et donc le démantèlement des barrières tarifaires et non-tarifaires aux échanges. Ensuite, la préférence communautaire est instituée. Il s’agit de privilégier les produits en provenance de la CEE grâce à un système de « prélèvements » sur les importations à bas coût (qui s’apparente à une forme de protectionnisme douanier, renchérissant les prix des importations et fournissant des ressources financières aux pouvoirs publics) et de « restitutions » permettant de subventionner les exportations. Enfin, il faut instaurer une solidarité financière entre les Etats-membres. Celle-ci se traduit par la mise en place du FEOGA (Fonds européen d’orientation et de garantie agricole). Alimenté par les contributions des Etats-membres, il a une double mission : par le biais de la section « Orientation », il finance des projets structurels de modernisation des exploitations agricoles ; par le biais de la section « Garantie », il permet d’intervenir sur les prix des produits. Comment cette dernière mission est-elle accomplie ? Lors de « marathons agricoles » annuels sont fixés les prix de référence, à savoir les prix que les Etats-membres souhaitent atteindre pour les différentes denrées. A partir de là est défini un prix de seuil, inférieur au prix de référence, qui est le prix minimum auquel les importations en provenance des pays tiers sont autorisées à pénétrer sur le marché communautaire. Lorsque le prix d’une importation est inférieur au prix de seuil se déclenche la taxe appelée « prélèvement ». Enfin, le prix d’intervention, placé à environ 90% du prix de référence, est le prix à partir duquel entrent en action les mécanismes de soutien aux revenus des agriculteurs. En effet, lorsque des excédents se créent et font baisser le cours d’un produit agricole, des organismes d’intervention achètent ce surplus aux exploitants, de manière à faire remonter les prix.

A quel point les objectifs fixés par la Conférence de Stresa sont-ils finalement atteints par la PAC ? C’est le cas en matière de productivité agricole. Le FEOGA « Orientation » a en effet incité les exploitations agricoles à une modernisation de type « productiviste ». Cela se traduit par une augmentation forte des rendements à l’hectare et de la productivité du travail. Quant aux mécanismes d’intervention prévus par la PAC, ils ont à la fois stabilisé les marchés et garanti une progression du revenu des agriculteurs européens. La sécurité des approvisionnements, enjeu très important pour une Europe en situation de pénurie au sortir de la Seconde Guerre mondiale, est acquise pour la plupart des produits dès les années 1970. Mieux encore, la CEE devient le deuxième exportateur mondial agricole, derrière les Etats-Unis. La réussite de la PAC est cependant moins nette en matière de garantie de prix bas pour les consommateurs, car la politique protectionniste renchérit les prix des importations. Cependant, les gains de productivité compensent pour une part cet effet.

Malgré tout, une réforme va s’avérer nécessaire car, dans les années 1980, la PAC se révèle victime de son succès. En modernisant rapidement l’agriculture européenne, elle finit par engendrer des excédents substantiels. Or, cela met en péril toute l’architecture du système. En effet, lorsqu’elle est encore importatrice nette en matière agricole, la CEE engrange des ressources par le biais des prélèvements, qui vont pouvoir alimenter le soutien aux prix européens tout comme le mécanisme de subvention aux exportations. En devenant exportatrice nette, la CEE se voit privée des recettes de la taxe à l’entrée des produits importés. C’est ainsi qu’en 1985 la PAC engloutit 72,8% des dépenses communautaires. Par ailleurs, à coup d’exportations subventionnées, la CEE commence à menacer la position des traditionnelles grandes puissances agricoles. Cela crée des tensions au sein du GATT, dont l’objectif est la baisse généralisée des barrières tarifaires aux échanges commerciaux.

Les objectifs des réformes qui ont lieu dans les années 1980 et 1990 ont donc pour double but de contrôler les excédents et de minimiser les distorsions de concurrence internationale. C’est ainsi que des baisses des prix d’intervention sont décidées, des quotas mis en place (notamment dans le domaine laitier) et des incitations à la jachère proposées.

Cependant, devant la reconstitution des excédents au début des années 2000 et à l’approche des discussions commerciales internationales dans le cadre du cycle de Doha, la PAC se voit encore contrainte de se réformer. Elle opère un virage conséquent en 2003, à la suite de l’accord de Luxembourg. Trois axes sous-tendent cette réforme. En premier lieu, la PAC ne lie plus les aides directes (appelées dorénavant « paiement unique ») au niveau de production réalisé. C’est le principe du « découplage ». En second lieu, ces aides sont subordonnées au respect d’un ensemble de règles, notamment en matière de traçabilité et de respect de critères environnementaux. C’est le principe de la « conditionnalité », qui est supposé favoriser entre autres un verdissement de l’agriculture européenne. Enfin, un principe de « modulation des aides » est mis en place pour réduire les avantages que les grandes exploitations parviennent à tirer des financements communautaires.

Malgré le besoin continu d’en remodeler le fonctionnement, la PAC constitue un des exemples les plus aboutis de grandes réalisations européennes. Elle fait passer tout un continent de l’état de forte dépendance extérieure au statut de grande puissance agricole. Par ailleurs, elle est aussi l’occasion de familiariser les Etats-membres avec la définition d’orientations et de mécanismes d’intervention communs, procédés qui pourront être reproduits dans d’autres politiques sectorielles.

Une des manifestations les plus éclatantes de l’approfondissement de la construction européenne est le fait que, progressivement, des domaines régaliens se trouvent inclus dans le projet d’intégration, alors que ceux-ci en avaient été durablement rejetés suite à l’échec de la CED.

La rupture se fait avec le traité de Maastricht (signé en 1992, entré en vigueur en 1993), qui institue trois piliers pour l’action communautaire. Le premier pilier concerne la Communauté européenne (nouveau nom pris par la CEE, signe que celle-ci n’est plus exclusivement conçue comme un simple projet économique). Les décisions y sont prises selon la méthode communautaire : l’initiative législative est détenue par la Commission, garante de l’intérêt supranational, puis les textes font l’objet d’un examen par le Conseil et le Parlement européen. Le second pilier institue une politique étrangère et de sécurité commune et le troisième une coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. Ici, des matières régaliennes sont directement visées par le traité. Pour autant, la méthode communautaire n’y est pas appliquée : pour les second et troisième piliers, c’est une méthode inter-gouvernementale qui est privilégiée. La Commission n’est pas l’organe central de la décision, mais bien le Conseil européen.

Un pas est encore franchi avec l’adoption du traité de Lisbonne, signé en 2007 et entré en vigueur le 1er décembre 2009. Le troisième pilier est ainsi presque totalement communautarisé, tandis qu’est créé un poste de haut représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité.

 

C) Les défis de l’élargissement

Signe du succès du projet d’intégration, les frontières de la Communauté, puis de l’Union sont constamment repoussées. Cela ne va pas sans poser certaines difficultés, car les élargissements successifs font cohabiter dans le même ensemble économique des pays aux niveaux de développement très disparates.

Les six pays à l’origine de la CEE sont tous dotés de structures économiques proches. Même l’Italie, dont l’économie est la moins développée de la zone, comprend en son sein un véritable tissu industriel, avec des multinationales comme Fiat, Olivetti ou encore Pirelli. Mener conjointement la réalisation d’un marché commun et des politiques économiques supranationales ne pose pas de véritable problème.

Le premier élargissement, qui voit entrer dans la CEE en 1973 le Royaume-Uni, le Danemark et l’Irlande, ne bouleverse pas fondamentalement la donne, même si le Royaume-Uni, contributeur net à la PAC, fait pression pour la mise en place du Fonds Européen de Développement Régional (1974), dont le Pays de Galles, l’Ecosse et l’Irlande du Nord vont bénéficier. L’Irlande, alors en net retard économique par rapport au reste de la Communauté, entame un processus de rattrapage rapide, basé sur une politique sociale et fiscale très attractive pour les flux d’investissements directs.

Les second et troisième élargissements tournent l’Europe vers la Méditerranée (inclusion de la Grèce en 1981, puis de l’Espagne et du Portugal en 1986). Ces trois pays, à la traîne en matière en développement industriel, profitent toutefois des fonds structurels et des politiques communes (notamment la PAC) pour se moderniser et connaissent une croissance rapide.

En 1995, le quatrième élargissement fait rentrer l’Autriche, la Finlande et la Suède dans l’Union européenne. Ces pays, caractérisés par un PIB par habitant et un niveau de développement technologique plus élevé que la moyenne européenne, s’intègrent avec facilité.

Les défis apparaissent de manière beaucoup plus nette avec les cinquième (Chypre, Malte, République tchèque, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Slovaquie et Slovénie en 2004), sixième (Roumanie et Bulgarie en 2007) et septième (Croatie en 2013) élargissements, qui font brusquement rentrer dans l’Union de nombreux pays d’Europe centrale et orientale, restés longtemps dans la sphère d’influence de l’Union soviétique. Ces Etats sont en effet en très net retard de développement (bien que plus ou moins accentué suivant les pays) par rapport au reste de l’Union. Cela engendre un ensemble de difficultés.

La première relève du domaine de l’agriculture. Même s’il existe de fortes variations entre les nouveaux Etats-membres, le secteur agricole y constitue toutefois une part bien plus importante de l’emploi global que dans les autres économies européennes. Par ailleurs, les exploitations agricoles y sont caractérisées par une extrême fragmentation et une faible productivité. L’intégration à la PAC met donc ces petites exploitations en concurrence directe avec les producteurs des anciens Etats-membres, beaucoup plus efficaces en termes de production. Cela se traduit, dans les premières années de l’adhésion, par une disparition des structures les plus fragiles et par une augmentation de la pauvreté dans les zones rurales, surtout en Pologne et en Roumanie.

Le second problème soulevé est celui des flux migratoires. Les nouveaux Etats-membres combinent à la fois une grande faiblesse des salaires en comparaison des autres pays et un taux de chômage élevé, lié notamment aux coûts industriels de la transition économique. La tentation est alors forte de l’expatriation, facilitée par l’affirmation de la libre circulation des personnes au sein de l’Union. L’immigration officielle originaire des nouveaux Etats-membres a ainsi constitué jusqu’à 5% de la population active en Irlande et plus de 1,5% de celle du Royaume-Uni ou de l’Espagne. De tels flux migratoires impactent indubitablement les pays d’origine, en les privant de main-d’œuvre active, d’une base fiscale solide et de capital humain, puisque ces Etats sont touchés par une véritable fuite des cerveaux. Ils affectent aussi les pays réceptacles de cette immigration, en créant notamment une pression à la baisse des plus faibles salaires et une concurrence, souvent dans les quartiers les plus pauvres, pour l’accès à certains services tels que les crèches ou le logement.

Un autre enjeu de l’incorporation des pays d’Europe centrale et orientale à l’Union européenne est celui de la concurrence fiscale et sociale que ces nouveaux entrants font peser sur d’anciens Etats-membres aux systèmes de protection sociale et au droit du travail plus développés. Le risque est alors grand d’un véritable dumping fiscal et social, les nouveaux Etats-membres détournant par un système d’imposition très avantageux (notamment en matière d’impôts sur les sociétés) et une législation du travail particulièrement souple une partie des activités jusque-là effectuées sur le territoire d’anciens Etats-membres.

 

2 - L’Europe économique et monétaire

A ) Du serpent monétaire au Système Monétaire Européen : les premières expériences de coordination monétaire

Lorsque le traité de Rome instituant la CEE est négocié, la nécessité d’une intégration monétaire européenne ne se fait pas encore jour. En effet, les six Etats-membres initiaux sont parties prenantes du Système Monétaire International introduit par les accords de Bretton Woods (1944), qui limite les fluctuations erratiques des monnaies européennes en les ancrant au dollar.

Cependant, l’affaissement progressif du SMI rend plus prégnante, à la fin des années 1960, la question de la mise en place de mécanismes de convergence des monnaies européennes. L’instabilité des cours fait en effet courir un risque de change. Or, celui-ci est susceptible de ralentir les échanges intra-communautaires, mettant ainsi en danger la réalisation du marché intérieur.

A la suite du mémorandum rédigé en 1968 par Raymond Barre, alors vice-président de la Commission européenne, Pierre Werner, Premier ministre du Luxembourg, rend un rapport en 1970. Celui-ci propose la mise en place, en l’espace de dix ans, d’une Union économique et monétaire. Très ambitieux, le programme prévu par Werner ne résiste pas à la crise de l’année 1971, lorsque le président Nixon suspend la convertibilité du dollar en or.

Mais l’idée de favoriser une meilleure coordination monétaire en Europe est rapidement relancée puisque les accords de Bâle de 1972 entérinent la création du « serpent monétaire ».

Il s’agit de limiter les variations de change entre monnaies européennes tout en continuant de les ancrer au dollar. Ainsi, il est prévu de maintenir les fluctuations des monnaies européennes dans une marge de plus ou moins 2,25% par rapport à la grille des cours fixes bilatéraux. Dans le même temps, les monnaies européennes peuvent fluctuer dans une marge autorisée de plus ou moins 2,25% par rapport au dollar. Selon l’expression consacrée, il est dit que le « serpent se déplace dans le tunnel ».

                                                                                                

Le système suppose l’intervention des banques centrales lorsque le cours de la monnaie nationale s’approche trop des marges, soit du serpent, soit du tunnel. Les accords de Bâle mettent d’ailleurs sur pied un organisme, le FECOM (Fonds européen de coopération monétaire), chargé de coordonner l’action des banques centrales, en assurant notamment la compensation des créances et dettes entre elles.

Le mécanisme du serpent monétaire se révèle rapidement inefficace. Les raisons d’un tel échec sont triples. En premier lieu, les pouvoirs publics ont commis l’erreur d’utiliser le dollar comme point d’ancrage du dispositif, alors même que les autorités américaines inaugurent leur stratégie de benign neglect (« douce négligence ») et font flotter leur monnaie librement. En second lieu, le système est trop asymétrique. Lorsque les monnaies prises deux à deux voient leurs cours s’éloigner, c’est à la banque centrale de la monnaie la plus faible que revient la charge d’en soutenir la valeur, tandis que les pays aux monnaies fortes se voient déchargés de toute responsabilité. Enfin, le serpent ne résiste pas aux divergences de politiques et de performances économiques des pays européens après le premier choc pétrolier. Cela démontre combien il est complexe de mettre en place une convergence des monnaies sans concordance plus large des politiques conjoncturelles.

Des leçons précieuses sont tirées de cet échec et, en 1978, le Conseil européen de Brême propose la mise en place du Système Monétaire Européen.

Ses principes de fonctionnement prennent leurs distances avec l’expérience antérieure du serpent monétaire. Tout d’abord, il est décidé d’autonomiser la zone européenne de stabilité des changes par rapport au dollar. L’ancrage devient un panier de monnaies européennes, l’écu. Celui-ci correspond à la moyenne pondérée des monnaies qui composent le SME. Un tel dispositif permet de se dégager de la référence au dollar, tout en ne faisant pas peser la responsabilité de la stabilité du système sur une seule monnaie européenne. Par ailleurs, il est possible de réajuster le taux de change de l’écu, soit par des dévaluations ou réévaluations des monnaies nationales, soit par des révisions des pondérations des monnaies dans le panier. Ensuite, il est prévu que les monnaies nationales puissent fluctuer entre elles dans des marges prédéterminées autour de cours pivots bilatéraux exprimés en écus, à plus ou moins 2,25% dans les premiers temps (avec possibilité de choisir une bande plus souple de plus ou moins 6%). En 1993, les marges sont portées à plus ou moins 15%. Enfin, les interventions des banques centrales, lorsque les cours de deux monnaies s’éloignent du pivot, se doivent d’être symétriques, la monnaie qui s’apprécie s’échangeant contre la monnaie qui se déprécie.

Le bilan à tirer du SME reste pourtant mitigé. Certes, il se révèle un véritable outil d’apprentissage de la coopération monétaire en Europe, mais il ne peut totalement jouer son rôle initialement prévu de rampe de lancement « en douceur » vers une monnaie unique. Pour commencer, il se transforme vite en un système asymétrique –alors même qu’il essaye de rompre avec cette logique- ancré sur le deutschemark devenu monnaie européenne de référence. La Bundesbank refuse alors régulièrement de se prêter au jeu des actions bilatérales et symétriques sur le cours des monnaies. Par ailleurs, au début des années 1990, le SME est fragilisé par des attaques spéculatives sur certaines monnaies européennes, notamment scandinaves. Enfin, il apparaît de plus en plus nettement, confirmant en cela les enseignements du triangle d’incompatibilité de Mundell, que la liberté de circulation des capitaux instituée par l’Acte Unique européen rend délicate le maintien concomitant de la stabilité des changes et de politiques monétaires nationales autonomes.

C’est pourquoi, en 1988, au Conseil européen de Hanovre, est relancée l’idée, déjà présente dans le rapport Werner, d’adopter une monnaie unique. Un comité, présidé par Jacques Delors, est alors chargé de fixer les étapes du passage à une Union Economique et Monétaire.

 

B) L’adoption d’une monnaie unique pour l’Europe

Adopter une monnaie unique est une étape considérable pour l’intégration économique d’un ensemble régional. Il s’agit ici de réaliser un très important transfert de souveraineté vers un échelon supranational, puisque les Etats renoncent à pouvoir battre monnaie. Cela les prive donc, face aux éventuels ralentissements de l’activité économique, d’un levier important de politique économique. En UEM, il n’est en effet plus possible de recourir à la dévaluation compétitive à l’échelon national.

Quels sont les avantages qu’une monnaie unique permet d’engranger et qui justifient de se priver des instruments nationaux de la politique monétaire et de la politique de change ? Le rapport rendu par Michael Emerson en 1990 et intitulé Marché unique, monnaie unique, en dresse un état des lieux. Tout d’abord, la monnaie unique est supposée accélérer l’intégration du marché intérieur en supprimant les incertitudes liées à la variabilité des taux de change lors de la conclusion de contrats commerciaux. Par ricochet, la disparition du risque de change est censée engendrer une égalisation des taux d’intérêt au sein de la zone grâce à la disparition de la « prime de risque ». Ensuite, opérer dans une seule et même monnaie permet l’élimination des coûts de transaction liés au fait de travailler en plusieurs devises (commissions, marges de change, coûts en matière de comptabilité et de gestion de trésorerie). Par ailleurs, l’élimination des taux de change est vue comme une manière d’aiguillonner la concurrence puisque les consommateurs peuvent mieux comparer les prix des produits. De plus, l’adoption d’une monnaie unique sert au parachèvement de l’intégration financière. Cela doit déboucher sur une plus grande liquidité au niveau européen, susceptible d’attirer les grands investisseurs étrangers. Enfin, l’émergence d’une monnaie européenne capable de concurrencer le dollar et le yen peut permettre un rééquilibrage des relations monétaires internationales.

Mais pour qu’un tel outil puisse être sereinement mis en place, il convient que l’ensemble régional pour lequel la monnaie unique est choisie constitue une zone monétaire optimale (ZMO). En effet, il est nécessaire que les Etats composant l’ensemble intégré ne soient pas tentés de recourir à l’instrument du taux de change.

Pour cela, il faut tout d’abord limiter la survenue de chocs asymétriques. En effet, face à un choc symétrique, qui affecte l’ensemble de la ZMO, il est possible d’utiliser l’arme du taux de change au niveau supranational. Mais quand survient un choc asymétrique, les intérêts des Etats composant la zone divergent et la tentation peut être grande de sortir de la monnaie unique pour pouvoir réutiliser, à l’échelon national, l’outil de change. De nombreuses théories éclairent à quelles conditions un ensemble régional peut diminuer les risques de chocs asymétriques. Pour Kennen, il faut que les économies nationales soient suffisamment diversifiées pour ne pas être à la merci d’une crise sectorielle. Pour McKinnon, le critère déterminant est celui du degré d’interdépendance économique et commerciale entre les Etats. En effet, des économies ouvertes, qui commercent intensément entre elles vont connaître une certaine synchronisation de leur cycle d’affaires puisque les flux économiques circulant entre elles vont diffuser les accélérations et les ralentissements de l’activité économique.

Dans le cas où des chocs asymétriques interviennent, certains auteurs montrent qu’il peut tout de même y avoir ZMO, pour peu que les Etats disposent d’autres moyens de les résorber que le taux de change. Pour Mundell, il n’est pas nécessaire de recourir à la dévaluation s’il y a flexibilité des salaires. Face à un ralentissement de l’activité économique, il est ainsi possible de regagner en compétitivité grâce à la baisse des salaires. Dans l’hypothèse d’une rigidité des salaires, il faut alors qu’il y ait mobilité des facteurs de production au sein de la zone, les travailleurs des régions en difficulté migrant vers les plus prospères.

Dans la stratégie choisie pour passer à l’euro se reflète ce souci d’harmoniser suffisamment le comportement des différentes économies de la zone pour éviter d’avoir à gérer des chocs asymétriques.

Le Comité Delors prévoit un calendrier en trois étapes. La première se déroule du 1er juillet 1990 au 31 décembre 1993. Elle consiste tout d’abord à mettre en œuvre la libéralisation des mouvements de capitaux. Elle s’accompagne aussi d’un effort de coordination des politiques monétaires. Par ailleurs, les Etats se doivent de rendre leur banque centrale indépendante. La seconde phase, supposée se tenir de janvier 1994 à janvier 1997 mais finalement repoussée au 31 décembre 1998, est celle qui voit les Etats contraints de se conformer au respect d’un ensemble de critères de convergence économique (appelés « critères de Maastricht ») : un déficit public inférieur à 3% du PIB, une dette publique inférieure à 60% du PIB, une inflation qui ne doit pas dépasser de 1,5 point la moyenne des trois meilleures performances nationales, des taux d’intérêt à long terme n’excédant pas de plus de 2% la moyenne des trois Etats membres ayant les meilleurs résultats en matière de stabilité des prix, une monnaie nationale respectant les marges normales de change du SME depuis au moins deux ans. Deux dates sont prévues initialement pour le passage à la troisième phase : 1997 et 1999. Or, en 1997, seul le Luxembourg remplit les critères. Il est donc décidé d’attendre 1999 pour entamer l’ultime phase, avec les onze Etats habilités à adopter l’euro. Cela se traduit par la mise en œuvre effective de l’Union Economique et Monétaire, avec transfert de la responsabilité de la politique monétaire à la Banque Centrale Européenne (instituée en juin 1998) et mise en circulation de la monnaie unique (2002).

Comment, dès lors, les politiques monétaire et de change sont-elles gérées au niveau européen ? Le premier point à préciser est que le passage à l’Union Economique et Monétaire inaugure une rupture dans l’histoire de la construction européenne entamée en 1957, puisque, pour la première fois, cohabitent au sein du même ensemble -l’Union européenne- des Etats n’ayant pas choisi le même degré d’intégration économique. Dans le Système Européen des Banques Centrales, qui regroupe la BCE et les vingt-huit Banques Centrales Nationales, il existe donc un sous-ensemble, l’Eurosystème, composé de la BCE et des Banques Centrales des Etats parties prenantes dans l’euro.

Pour la zone euro, la définition de la politique monétaire revient à la BCE. L’article 127 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne lui assigne pour mission principale le maintien de la stabilité des prix. Faute d’un cadre politique fixé par les gouvernements des Etats-membres, c’est le Conseil des gouverneurs de la BCE qui s’est chargé d’en préciser le contenu : il s’agit de veiller à ce que les taux d’inflation soient proches de 2% à moyen terme. Pour réaliser cet objectif, la BCE dispose de trois outils : les opérations d’ « open market », les facilités permanentes et les réserves obligatoires. Sa crédibilité dans la lutte contre l’inflation est par ailleurs facilitée par le fort degré d’indépendance, à la fois statutaire et politique, dont dispose l’institution.

En ce qui concerne la politique de change, la situation est bien plus floue. Tout d’abord, il y a un partage des tâches entre gouvernements et BCE. Les orientations politiques sont donc définies à l’échelon inter-gouvernemental (mais contraintes par le respect de l’objectif de stabilité des prix) tandis que la mise en œuvre technique est aux mains de la BCE, par le biais des taux d’intérêt à court terme et des réserves de change. Cependant, au niveau décisionnaire, une autre ambiguïté demeure, puisque deux entités coexistent : le Conseil Ecofin, qui rassemble les ministres de l’Economie et des Finances de l’ensemble des Etats de l’Union européenne, et l’Eurogroupe, qui ne comprend que ceux des dix-huit membres de l’UEM. Lors des réunions du Conseil Ecofin (puisque l’Eurogroupe, bien que consacré par le traité de Lisbonne, n’est qu’informel), les décisions concernant le pilotage de la zone euro se prennent avec suspension des droits de vote de ceux qui n’en font pas partie.

 

C) Les difficultés rencontrées par l’Union Economique et Monétaire

Si l’euro a certes permis de dynamiser les échanges dans l’UEM, il n’est pas sans poser de problèmes.

Tout d’abord, la zone euro n’est pas une zone monétaire optimale. Il semble même à certains égards que les écarts de performances économiques entre les Etats-membres se soient creusés. Ainsi, les cycles d’affaires ne se sont pas synchronisés, alors que Frankel et Rose estiment que l’adoption d’une monnaie unique, par l’intensification des relations économiques qu’elle génère, contribue à diminuer le risque de chocs asymétriques. Par ailleurs, le degré de diversification des économies européennes reste très variable suivant les Etats. En Europe du Nord, les districts marshalliens de haute technologie se renforcent, tandis que les Etats d’Europe de Sud tendent à se désindustrialiser au profit des nouveaux pays entrants dans l’Union Européenne. De telles tendances confirment les propos de Krugman, selon lequel une monnaie unique tend à accentuer les spécialisations régionales.

Il apparaît donc que l’UEM s’expose à la survenue régulière de chocs asymétriques. Or, dans le même temps, elle ne dispose pas réellement des outils nécessaires à leur résorption. La mobilité des facteurs de production, qui, pour Mundell, est un instrument alternatif au taux de change, reste limitée, notamment en matière de travail (même si les élargissements depuis 2004 font accroître les flux). Dans certains Etats, le pari est fait de miser sur la flexibilité salariale afin de réaliser des « dévaluations internes ». Cependant, une telle stratégie tend à déprimer la demande intérieure. Reste à disposition des Etats l’instrument de la politique budgétaire, qui permet notamment de lancer des programmes d’investissements publics. Toutefois, celle-ci est fortement contrainte par le Pacte de Stabilité et de Croissance (1997).

Devant cette forme d’impuissance au niveau national, la solution pourrait venir de l’activation des leviers économiques à l’échelon européen. Mais là encore, les possibilités sont limitées. L’existence d’un budget européen conséquent permettrait ainsi d’assurer des transferts financiers entre Etats membres. Cependant, celui-ci stagne à 1% du PIB européen, empêchant toute démarche ambitieuse de solidarité dans l’ensemble de la zone. Cela tranche notamment avec la situation des Etats-Unis, où les chocs asymétriques peuvent être amortis grâce à un budget fédéral proche de 20% du PIB national. Par ailleurs, les politiques monétaire et de change européennes présentent elles aussi des limites. En premier lieu, elles restent inféodées à l’objectif de garantie de stabilité des prix. En second lieu, elles sont délicates à manier devant l’hétérogénéité des performances économiques des Etats-membres. Ainsi, elles peuvent se révéler à la fois trop expansives pour les pays à forte croissance, qui se retrouvent en état de « surchauffe », et trop restrictives pour les pays à la croissance déprimée. Pour Patrick Artus, une solution résiderait en la modulation de la politique menée par la BCE, jouant sur des taux de réserves obligatoires différents suivant les Etats.

 

3 - L’Europe sociale

A ) Quelques éléments de coordination et d’harmonisation en matière d’emploi et de politiques sociales

Le Traité de Rome reconnaît certes qu’un des objectifs de la CEE est d’ « améliorer les possibilités d’emploi des travailleurs et de contribuer au relèvement de leur niveau de vie ». Cependant, les politiques sociales et d’emploi restent encore largement subordonnées au principe de subsidiarité et à l’objectif de réalisation d’un grand marché commun. L’action des institutions communautaires se résume ainsi dans les premiers temps à la simple promotion de la mobilité du travail. Un mécanisme correcteur des inégalités sociales est toutefois mis en place, le Fonds Social Européen, et un Comité Economique et Social –uniquement consultatif- est institué.

Mais aujourd’hui, l’Union européenne est dotée d’instruments qui légitiment son intervention et lui permettent de faciliter l’émergence d’un droit social européen.

En premier lieu, le droit originaire reconnaît la nécessité de respecter des objectifs sociaux. En effet, le Traité de Lisbonne fait entrer en vigueur une « clause sociale transversale ». Les politiques définies et mises en œuvre par l’Union se doivent ainsi de veiller à « la promotion d’un niveau d’emploi élevé, à la garantie d’une protection sociale adéquate, à la lutte contre l’exclusion sociale ainsi qu’à un niveau élevé d’éducation, de formation et de protection de la santé humaine » (article 9).

En second lieu, le Traité change aussi les modalités de la prise de décision communautaire en matière sociale, pour l’assouplir. Il distingue trois domaines, auxquels s’appliquent des méthodes différentes. Le premier est celui des questions hors du champ communautaire, qui sont donc gérées exclusivement au niveau des Etats-membres : les rémunérations, les droits d’association, de grève et de lock-out. Le second est celui du recours au vote à la majorité qualifiée du Conseil. Il concerne la santé et la sécurité des travailleurs, les conditions de travail, les droits d’information et de consultation des travailleurs, l’égalité entre hommes et femmes au travail, la lutte contre l’exclusion sociale, l’intégration des individus exclus du marché du travail, l’adaptation des systèmes de protection sociale. L’extension de l’utilisation du vote à majorité qualifiée donne la possibilité à l’Union de légiférer sans se retrouver confrontée à des blocages de la part de certains Etats. Enfin, le troisième « bloc » est celui de l’application du principe de l’unanimité au Conseil. Il regroupe la sécurité sociale et la protection sociale des travailleurs, les conditions d’emploi des ressortissants étrangers des pays hors Union européenne, la protection du salarié lors de la résiliation du contrat de travail, la représentation des intérêts collectifs des salariés et des employeurs. Cependant, le Traité prévoit que pour tous ces problèmes sauf la sécurité et la protection sociales, le Conseil peut décider à l’unanimité de les traiter à la majorité qualifiée.

En troisième lieu, une autre source de droit communautaire est reconnue : le dialogue social européen entre partenaires sociaux européens (le Centre européen des entreprises à participation publique et des entreprises d’intérêt économique général, BusinessEurope et la Confédération européenne des syndicats). Celui-ci prend sa source en 1985, sous la houlette de Jacques Delors, lors des entretiens dits de « Val Duchesse ». Il s’institutionnalise avec le Traité de Maastricht (signé en 1992, entré en vigueur en 1993). Celui-prévoit qu’en matière de politique sociale, la Commission se doit de consulter les partenaires sociaux pendant six semaines, afin de décider de la pertinence d’une action communautaire. Lorsqu’une telle action est jugée nécessaire, deux modalités s’ouvrent. La première est celle de la consultation : les partenaires sociaux émettent des avis ou des recommandations éventuellement repris par la Commission, qui propose ensuite un texte au vote du Conseil. La seconde voie est celle de la négociation. Ici, les partenaires sociaux se saisissent de la question et élaborent un accord, soit transformé en directive, soit directement appliqué par les Etats-membres.

De tels outils permettent des réalisations tangibles et l’émergence d’un socle de droits sociaux européens. L’élément le plus emblématique en est la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dont la force juridique est consacrée par le Traité de Lisbonne. Elle comprend six chapitres, qui traitent de la dignité, des libertés, de l’égalité, de la solidarité, de la citoyenneté et de la justice. Les juridictions nationales et la Cour de Justice de l’Union européenne peuvent se prévaloir de ce texte pour rendre leurs décisions, sauf au Royaume-Uni et en Pologne. Au-delà de cette charte, des directives –prises soit par la voie normale, soit en validation d’un accord entre partenaires sociaux dans le cadre du dialogue social européen- tracent aussi les contours de ce que pourrait devenir un modèle social européen. Elles abordent des domaines tels que la sécurité au travail (réglementation concernant les « agents dangereux » ou encore les lieux de travail à risque), l’égalité hommes-femmes, l’emploi à temps partiel ou en CDD, la violence et le stress sur le lieu de travail, le recours aux travailleurs détachés… Il est à noter que l’accord-cadre négocié par les partenaires sociaux sur le congé parental en 1995 allait, au moment de sa conclusion, plus loin que les législations de certains Etats-membres. A contrario, l’Union rencontre des difficultés à encadrer la durée du temps de travail, en raison notamment d’une opposition de longue date du Royaume-Uni à toute règle trop contraignante sur ce point. Une autre source de droit social existe encore : la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne. Celle-ci contribue en effet à faire émerger des principes juridiques opposables aux Etats, aux entreprises et aux salariés. Son rôle a été particulièrement important avant l’adoption du Traité de Lisbonne, lorsque les décisions relevant de la politique sociale restaient encore largement soumises à un vote du Conseil à l’unanimité. Pour autant, l’œuvre de la CJUE peut paraître ambiguë. Ainsi, dans les arrêts Laval et Viking (2007), elle affirme tout à la fois les droits des syndicats à mener des actions collectives et la possibilité d’appliquer sur le sol d’un Etat-membre la législation du pays d’origine de l’entreprise plutôt que du pays d’accueil. La Cour consacrait dès lors la possibilité de pratiquer le dumping social. Il faut attendre 2013 pour que les institutions politiques se saisissent de ces questions et édictent des directives allant dans le sens d’une meilleure protection des salariés et des intérêts des pays d’accueil.

L’Union européenne s’est aussi, bien que tardivement, attelée à la question de la coordination en matière de politiques d’emploi. Il faut en effet attendre le Traité d’Amsterdam (signé en 1997, entré en vigueur en 1999) pour qu’un titre entier soit consacré à l’emploi. Le but affiché est celui de parvenir à un taux d’emploi élevé, car la faiblesse des taux d’activité des jeunes, des seniors et des femmes en Europe sont perçus comme une source du chômage. Pour mettre en œuvre la Stratégie européenne pour l’emploi (SEE), une démarche spécifique est mise en place : la méthode ouverte de coordination. Il s’agit d’un cadre de coopération entre Etats-membres (avec échange de bonnes pratiques et suivi des performances), pour faire converger les politiques nationales et réaliser des objectifs communs, dans des domaines qui pourtant relèvent théoriquement de la compétence nationale. Annuellement, le Conseil européen établit un diagnostic sur la situation de l’emploi dans l’Union. Il adopte ensuite des « lignes directrices intégrées » (issues de la fusion entre les anciennes « lignes directrices pour l’emploi » et les « grandes orientations de politique économique » en 2005) à la majorité qualifiée. Celles-ci sont déclinées sous forme de programmes nationaux de réforme (PNR), présentés par les Etats-membres à l’analyse de la Commission, qui effectue ensuite des recommandations spécifiques par pays. La SEE actuellement en vigueur entre dans le cadre de la stratégie globale Europe 2020, présentée en mars 2010 par la Commission. Europe 2020 a pour but de relancer l’économie européenne sur dix ans, en fixant cinq objectifs : remonter le taux d’emploi à au moins 75% (contre 69% aujourd’hui), consacrer 3% du produit intérieur brut à la recherche et au développement (contre 2% aujourd’hui), réaffirmer les ambitions européennes en matière de lutte contre le changement climatique, réduire le taux de pauvreté de 25%, améliorer le niveau d’éducation en réduisant le taux d’abandon scolaire à 10% et en portant à 40% la proportion des personnes de 30 à 40 ans diplômées du supérieur. Cela actualise la Stratégie de Lisbonne validée en 2000 mais soldée par un échec, qui visait à faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ».

 

B ) La définition d’un modèle social européen, un grand chantier pour l’avenir

Même si les institutions européennes se saisissent de plus en plus de l’opportunité d’intervenir en matière de politiques sociales et d’emploi, il est difficile de conclure à l’émergence d’une doctrine claire et encore moins d’un « modèle social » à l’européenne.

L’Union européenne est en effet caractérisée par une grande hétérogénéité du droit social entre Etats-membres. Par exemple, même si, globalement, l’Union se distingue par un haut niveau de protection sociale, des disparités fondamentales subsistent entre des systèmes nationaux d’inspirations différentes (modèle libéral pour le Royaume-Uni et l’Irlande, social-démocrate pour les pays scandinaves, corporatiste pour l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique entre autres…). Par ailleurs, les législations en matière de contrat de travail et de fixation des salaires sont aussi très diverses, que ce soit dans les méthodes appliquées pour produire les réglementations (avec notamment une place très différente laissée aux partenaires sociaux dans la négociation) ou dans leurs résultats (niveau de rémunération, existence d’un salaire minimal, encadrement de l’embauche et du licenciement, durée légale du travail).

Après avoir longtemps cantonné la politique sociale et d’emploi à la seule promotion de la mobilité du facteur travail dans le cadre de la réalisation du marché intérieur, l’Union européenne se trouve à la croisée des chemins, entre moins-disant et mieux-disant social. D’un côté, elle peut considérer, à la suite de la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne, que la souplesse de la législation du travail doit servir d’avantage comparatif aux Etats-membres qui se trouvent en retard de développement économique. Dans ce cas, la porte est ouverte à une concurrence sociale accrue entre travailleurs européens et, ainsi, à la mise à mal des systèmes les plus généreux. De l’autre côté, en concordance avec l’objectif affiché par la stratégie Europe 2020 de parvenir à une croissance inclusive, elle peut contribuer à la promotion des pratiques les plus protectrices, comme elle l’a déjà fait par exemple en matière d’égalité hommes-femmes, de congé parental.