Economie et sociologie du développement

Eléments de cours

 

1 - Les inégalités de développement

A ) Développement et sous-développement

L’étude de l’économie et de la sociologie du développement nécessite dans un premier temps de s’intéresser à la généalogie intellectuelle des notions de développement et de sous-développement. Car de leur contexte de naissance résulte une grande partie de l’orientation de la démarche suivie par les deux disciplines.

Le développement est une notion difficile à cerner, car elle se situe au croisement de plusieurs champs disciplinaires, en particulier la science économique et la sociologie. La définition classique proposée par l’économiste hétérodoxe français François Perroux en 1961 permet d’en éclairer la complexité : le développement correspond à « la combinaison des changements mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à faire croître cumulativement et durablement son produit réel et global ». Outre que cette définition renverse l’image traditionnelle de l’accumulation économique comme préalable au développement du pays en faisant du développement le préalable à la croissance économique, elle met en lumière l’association d’une part d’une modification durable des structures sociales, institutionnelles et culturelles des sociétés (qui renvoie donc à une analyse sociologique) et d’autre part de l’accroissement de la production physique des Nations (qui renvoie ici à une analyse économique). La multiplication des travaux d’économie du développement à partir des années 1950 va générer des définitions plus précises que celle proposée par François Perroux comme celle du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), inspirée de la théorie des « besoins essentiels » (Bureau international du travail (BIT), années 1970), qui considère le développement comme le fait d’ « élargir l’éventail des possibilités offertes aux hommes ». Le développement est ramené ici à l’accroissement de l’accès de la population à des ressources de plus en plus nombreuses lui permettant de satisfaire ses besoins fondamentaux puis secondaires. Dans les deux dernières décennies du XXème siècle, l’économiste indien Amartya Sen va préciser la définition du développement en critiquant la théorie des « besoins essentiels ». En effet, cette dernière ne s’interroge pas sur les conditions d’accès aux ressources ainsi qu’aux capacités qu’ont les individus à savoir utiliser ces ressources pour satisfaire leurs besoins. Il forge alors la notion de « capabilité » du fait que le développement ne saurait se réduire à la mise à la disposition de la population d’une quantité toujours plus grande de biens et de services (la dotation en biens premiers que propose John Rawls comme condition initiale à la répartition équitable des ressources économiques dans une démocratie libérale). Le développement nécessite aussi et surtout l’assurance de l’exercice par toute la population de sa liberté d’utilisation des ressources mises à sa disposition. Pour cela, il faut que la société assure à ses membres un certain nombre de « capabilités » de base qui sont autant de conditions préalables au développement.

La notion de développement va pousser les économistes à construire par symétrie celle de sous-développement. Cette dernière sera cependant d’abord une arme politique, caractérisée dans le discours de Harry Truman en 1949, pour lutter contre le communisme. La « doctrine Truman » avance effectivement la nécessité d’aider les pays « sous-développés » face à la montée du danger communiste qui pourrait entraîner des changements de régimes politiques en chaîne dans les pays pauvres. Le sous-développement est cependant une notion problématique, car souvent définie comme un manque, l’incomplétude d’un processus uniforme de développement que devraient être amenés à connaître l’ensemble des pays du globe. En effet, lorsqu’après la Seconde Guerre Mondiale, un nombre significatif de pays connaît un processus de développement exceptionnel (les « Trente Glorieuses »), il apparaît nécessaire de caractériser ceux qui restent à l’écart de ce processus. On considère alors que ces pays connaissent un certain nombre de blocages qui empêchent leur industrialisation. Cependant, cette définition est trop restrictive et doit être élargie aux autres caractéristiques du sous-développement : une croissance démographique encore forte (la transition démographique de ces pays n’est pas encore achevée, leur régime démographique est donc très expansionniste avec une mortalité en forte décrue mais une natalité encore importante), une structure économique et sociale désarticulée (part encore importante de l’agriculture dans le système productif, organisation sociale déstructurée par des expériences de colonisation traumatisantes…), une place marginale dans les échanges internationaux.

Si la notion de « sous-développement » est restée, les pays caractérisés par cette situation ont changé de nom avec le temps : de pays « sous-développés », Afred Sauvy a forgé le concept de « Tiers Monde » en 1952 à l’image du Tiers Etat sous la Révolution française. Il s’agissait de définir l’ensemble des pays engagés dans le mouvement politique d’émancipation des années 1950-1960 en marge des modèles économiques des pays développés. Ensuite, les notions plus neutres idéologiquement de « pays en voie de développement (PVD) » et aujourd’hui de « pays en développement (PED) » ont émergé et illustrent ainsi l’idée dominante de nos jours d’un processus uniforme de développement que tous les pays doivent suivre, avec plus ou moins de retard.

 

B) La caractérisation des inégalités de développement

L’économie du développement est donc de fait une économie du sous-développement. En conséquence, l’un de ses objets est de caractériser les inégalités de développement entre et au sein des Nations. Mais ce faisant, elle n’évite pas un biais évolutionniste qui est critiqué.

Parler de pays développés ou en développement conduit à s’interroger sur l’étalon de mesure du niveau de développement des pays.

Ainsi, plusieurs indicateurs de développement et de sous-développement ont été forgés. La Banque mondiale classe les pays selon leur niveau de revenu par habitant. Elle définit ainsi 4 classes de pays : les pays à revenu élevé (plus de 12 616 $ par habitant), les pays à revenu intermédiaire tranche supérieure (entre 4086 $ et 12 615 $ par habitant), les pays à revenu intermédiaire tranche inférieure (entre 1036$ et 4085$ par habitant) et enfin les pays à revenu faible (moins de 1036$ par habitant). Cette classification est réévaluée chaque année pour tenir compte de l’élévation du niveau de vie mondial. Cette classification présente cependant une limite certaine puisqu’elle réduit le niveau de développement des pays à une seule variable, celle du revenu. Qui plus est, il s’agit d’un revenu moyen, masquant l’enjeu, pourtant fondamental dans les questions de développement, de la répartition équitable du revenu national au sein de la population.

Le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) a donc mis au point en 1990 sous la direction de l’économiste indien Amartya Sen l’indice de développement humain (IDH). Il s’agit d’un indice composite, noté sur 1, qui regroupe trois dimensions considérées comme essentielles. Chaque dimension est évaluée à l’aide d’indicateurs quantitatifs convertis en indice :

  • la dimension de la santé et de la longévité est mesurée à l’aide de l’espérance de vie à la naissance,
  • la dimension de la culture et de l’éducation à l’aide des durées de scolarisation effective et attendue,
  • la dimension du revenu est mesurée à l’aide du revenu national par habitant (PIB/habitant corrigé du solde des revenus entrants et sortants).

Ainsi, le développement des pays ne se mesure pas seulement à l’aune de son niveau de revenu par habitant, qui ne représente que le tiers de son IDH, mais aussi à celui de son utilisation et de sa répartition primaire ou secondaire. Une population peut donc être relativement riche, mais peu développée dans la mesure où la richesse est concentrée au sein d’une élite sociale, sans réelle redistribution vers les catégories pauvres ou bien si la richesse n’est pas consacrée au financement d’infrastructures éducatives ou sanitaires. C’est ainsi le cas de la Guinée équatoriale en 2012 qui occupe le 136ème rang mondial selon son IDH alors qu’elle est le 39ème pays le plus riche au monde selon son RNB par habitant. A l’inverse, Cuba gagne 44 places au classement de l’IDH par rapport à celui de la richesse par habitant. L’IDH permet donc d’évaluer en creux les politiques de développement des Nations. L’IDH permet donc au PNUD de proposer des niveaux de développement qui permettent de classer les pays en 4 quartiles, de ceux au niveau de « développement humain très élevé » (soit un IDH moyen de 0,905, ce qui représente une espérance de vie à la naissance de 80,1 ans, des durées moyennes et attendues de scolarisation respectivement de 11,5 ans et 16,3 ans et enfin un RNB par habitant de 33 384 $) à ceux au « niveau de développement faible » (soit un IDH moyen de 0,466, ce qui représente une espérance de vie à la naissance de 59,1 ans, des durées moyenne et attendues de scolarisation respectivement de 4,2 ans et 8,5 ans et enfin un RNB par habitant de 1 651 $).

A côté de l’IDH, le PNUD publie dans son rapport annuel un ensemble d’indicateurs complémentaires pour proposer une analyse exhaustive des inégalités de développement entre les pays et ce afin de saisir l’ensemble des dimensions du développement :

  • l’indice de développement humain ajusté aux inégalités (IDHI) pondère l’IDH par des indicateurs d’inégalité dans les trois dimensions afin de tenir compte de l’inégal accès aux ressources du développement au sein des populations. L’IDH est alors minoré d’un certain pourcentage (la « perte ») correspondant à la perte de développement potentiel que les pays subissent à cause de trop grandes inégalités,
  • l’indice d’inégalité de genre mesure le degré d’inégalités hommes-femmes (un pays non inégalitaire ayant un indice de 0) à l’aide d’indicateurs comme le pourcentages de femmes au Parlement, la comparaison des taux d’activité féminin et masculin, le taux de mortalité maternelle, le taux de fertilité des adolescentes et enfin les taux d’accès comparés aux études supérieures masculin et féminin,
  • l’indice de pauvreté multidimensionnelle (IPM) mesurant le degré de pauvreté de la population à partir d’indicateurs de pauvreté absolue (proportion de la population vivant avec moins de 1,25$ par jour) et relative (proportion de la population vivant au-dessous du seuil de pauvreté (60% du revenu médian en Europe)).

A partir de ces indicateurs de développement, les institutions internationales vont alors pouvoir caractériser le sous-développement comme nous l’avons vu dans la partie précédente, mais aussi mettre en relief la grande diversité du sous-développement. En effet, en 1988, l’économiste Serge Latouche parle de « la fin du tiers-monde » pour qualifier la divergence profonde qui se met en œuvre entre les pays que l’on va nommer émergents par la suite et les pays qui s’enfoncent dans le sous-développement.

Concernant ces derniers, l’ONU forge la notion de Pays les moins avancés (PMA) en 1971. Il s’agit de caractériser le groupe de pays qui nécessite la mise en œuvre d’une assistance particulière du fait de son profond retard sur le reste du monde. Cette assistance passe par le financement public de leur développement ainsi que l’aménagement des règles du commerce international à leur profit. Au nombre de 48 (dont l’Afghanistan, le Niger ou encore le Bangladesh) en 2013, leur nombre est réévalué par la CNUCED tous les trois ans. Ils se caractérisent par un niveau de revenu bas, un retard dans le développement humain (pour illustration, leur niveau moyen d’IDH est de 0,449, leur espérance de vie moyenne à la naissance est de 59,5 ans, leur durée moyenne et attendue de scolarisation respectivement de 3,7 ans et de 8,5 ans et enfin leur RNB par habitant de 1 398 $), et une certaine « vulnérabilité économique » du fait de la petite taille de leur population, de leur faible niveau d’exportation (ils ne représentent que 1% des exportations mondiales en 2010 selon l’OMC) ou encore de la fréquence des catastrophes naturelles qui les touche.

A l’opposé des PMA, une grande partie des PED sort ou est sortie du sous-développement. Il s’agit des Nouveaux pays industrialisés (NPI) ou encore des pays émergents si l’on intègre les grands pays moteurs de la croissance économique mondiale que sont la Chine ou le Brésil et les ex-pays du bloc communiste d’Europe de l’Est (dont bien sûr la Russie). Ceux-ci connaissent un processus d’industrialisation accéléré, favorisé par une insertion réussie dans le commerce international (la Chine et les NPI asiatiques pèsent 18% des exportations mondiales en 2010 via des spécialisations opportunément choisies pour les premiers dans les années 1950 (Corée du Sud, Hong Kong, Singapour, Taïwan) ou bien les années 1980 (Chine, Thaïlande, Malaisie, Philippines…)). Ainsi, une partie de ces NPI a rattrapé voire dépassé les niveaux de revenu et de développement des pays riches (la Corée du Sud et Hong Kong sont ainsi 12ème et 13ème au classement de l’IDH). Leur croissance démographique est proche de celle des pays développés du fait qu’ils ont en grande partie entamé leur transition démographique.

 

C ) Le développement, une notion problématique

La création de la notion de sous-développement dans les années 1950 dans les pays développés, dans un contexte de guerre froide pour caractériser les pays pauvres, traduit la vision évolutionniste qui la caractérise. Si ces pays ne sont plus pauvres en termes absolus mais sous-développés, cela introduit un comparatisme qui mène à penser qu’il existe un seul processus de développement stable et viable, celui des pays occidentaux, donc capitaliste et à économie de marché. Ainsi, les pays sous-développés connaissent un retard de développement, non par rapport à celui proposé par le Bloc de l’Est, mais par rapport au modèle occidental. De ce fait, les stratégies de développement qui seront proposées consisteront à calquer le processus historique connu par la majorité des économies de marché développées, en en gommant les spécificités culturelles ou nationales. En 1961, l’économiste américain Walt Rostow élabore une typologique des différents stades universels que les Nations doivent connaître dans leur processus de développement dans son ouvrage Les Etapes de la croissance. Un manifeste non communiste. Depuis le stade de la « société traditionnelle » jusqu’à la « consommation de masse », toutes les Nations pour atteindre le niveau de développement des sociétés occidentales considéré comme idéal doivent connaître un « take-off » correspondant à la révolution industrielle du début du XIXème siècle en Europe occidentale.

C’est cette conception occidentalo-centrée et évolutionniste qui va provoquer en retour un vaste courant critique venant de l’anthropologie économique (Georges Balandier) et structuraliste (Claude Lévi-Strauss) ainsi que de la sociologie culturaliste. Celui-ci va s’attacher à démontrer que :

  • la notion de développement est une notion ethnocentriste qui universalise un processus particulier, propre aux sociétés occidentales. Il est en conséquence vain de vouloir en faire un modèle généralisable à toutes les sociétés humaines,
  • le développement occidental proposé comme modèle révèle une posture normative de l’économie du développement, à savoir que la situation économique et sociale des pays développés correspondrait à une amélioration de la condition humaine par rapport aux sociétés « primitives ». Les travaux d’anthropologie vont s’attacher à remettre en cause cette posture normative au profit d’un relativisme culturel,
  • le mode de développement d’une société lui est propre et est déterminé par ses propres structures sociales, économiques et mentales.

Ainsi, l’ouvrage de l’anthropologue américain Marshall Sahlins Age de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives (1974) émet l’hypothèse que le système économique des sociétés primitives repose sur une économie de l’abondance permise par l’adaptation des Hommes à leur habitat naturel. Ce système s’oppose frontalement à l’économie de rareté qu’apporte l’économie capitaliste qui génère un renouvellement et un accroissement infini des besoins humains. L’économiste et anthropologue français Serge Latouche critique dans Faut-il refuser le développement ? (1986) l’ « économicisme » qui se cache derrière la notion de développement, réduisant l’idée de progrès à celle de croissance économique qui serait alors imposé comme projet de société universel à toutes les sociétés humaines. Cette thèse se retrouve dans les écrits de Gilbert Rist, et en particulier la critique du développement comme une religion, une idéologie qui s’entoure de rites tels que l’omniprésence du marché ou le discours glorifiant le progrès et la modernité.

Ces critiques seront à l’origine de la redéfinition des stratégies de développement combinant les apports de l’économie traditionnelle du développement avec les objections d’origine sociologique.

 

2 - Stratégies et soutenabilité du développement

A ) Histoire des stratégies de développement

La phase de décolonisation post-seconde guerre mondiale qui impose la figure des pays sous-développés dans les débats économiques va nécessiter la remise en cause des modèles traditionnels de développement calqués sur le processus des pays occidentaux engagé lors de la révolution industrielle au XIXème siècle. C’est pour cela que les premières stratégies de développement vont naître dans les cercles économiques hétérodoxes visant à démontrer qu’une voie originale de développement, non libérale, était possible. Néanmoins, elles vont s’attacher à privilégier le secteur économique moteur du développement économique occidental, l’industrie. On parle donc souvent de stratégies d’industrialisation.

C’est ainsi que dans les années 1950, une majorité de pays décolonisés souhaitant marquer leur distinction vis-à-vis du modèle économique des puissances dominantes va suivre la voie d’un développement autocentré. C’est particulièrement le cas en Amérique latine. Il s’agit de promouvoir un développement économique basé sur le marché intérieur du pays en question, en refusant la participation au libre-échange, entendu pour de nombreux penseurs de ce courant comme un vecteur de l’impérialisme capitaliste (analyses néo-marxistes inspirées des écrits de Rosa Luxembourg, ou encore de l’échange inégal de Arghiri Emmanuel) ou tout le moins comme un risque important pour les pays qui s’y livrent sans spécialisation adéquate (un certain nombre de ces pays avaient effectivement connu des déséquilibres importants de leur balance courante du fait de spécialisations maladroites). Deux modes de développement autocentré vont être déclinés :

  • la stratégie de substitution aux importations qui se généralise dans les pays d’Amérique latine ainsi que dans plusieurs pays asiatiques (Corée, Philippines) et africains (Sénégal, Kenya) suite à des tentatives d’abord improvisées puis systématisées théoriquement par le CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine) et Raul Prebisch. Il s’agit de substituer progressivement une production nationale aux importations par la mise en place de mesures protectionnistes pour enchérir le prix des importations ainsi que des réformes structurelles internes importantes pour répartir plus également les revenus et les terres et ainsi assurer une demande interne solvable comme débouché à la production nationale,
  • la stratégie des industries industrialisantes mises en place dans de grandes Nations du Tiers Monde, au premier chef l’Inde et l’Algérie, repose sur les analyses de la croissance déséquilibrée d’Albert Hirschman et François Perroux selon lesquelles il faut privilégier un secteur industriel qui lancera le processus d’industrialisation et emmènera avec lui les autres par des effets d’entraînement. C’est le secteur de l’industrie lourde qui a alors été privilégié via des investissements publics massifs dans le cadre d’une planification. Privilégier une industrie en amont doit ensuite permettre de dégager des gains de productivité dont bénéficieront celles situées en aval.

Après des débuts très prometteurs, ces stratégies autocentrées vont pour la plupart se solder par des échecs. En effet, trois facteurs les handicapent fortement. Tout d’abord l’absence d’un marché intérieur important, que ce soit par la taille ou bien la puissance économique du fait de l’extrême pauvreté ainsi que de l’instabilité sociale héritée de la colonisation. De plus, la place centrale occupée par l’Etat empêche la mise en place d’institutions marchandes permettant de valider ou de sanctionner les choix industriels réalisés par les Etats. De nombreux investissements vont se révéler être des gâchis financiers importants. Enfin, ces stratégies entraînent paradoxalement une forte dépendance extérieure du fait des technologies nécessaires à la mise en œuvre des projets industriels et des produits agricoles que le système productif national a délaissé et qu’il faut donc importer. Cette dépendance se caractérise par une balance courante de plus en plus déficitaire pour la plupart de ces pays, des dévaluations subies ainsi qu’une crise de la dette dans les années 1980 et donc la nécessité de recourir à l’aide des organismes internationaux de crédit, ce qui va inaugurer une nouvelle ère des stratégies de développement.

Parallèlement à ces pays, d’autres vont privilégier une voie opposée, à savoir un développement extraverti. En ce sens, ils vont choisir de consacrer leur système productif à l’exportation au détriment (dans un premier temps) de leur marché intérieur. Il s’agit souvent de pays pauvres, caractérisés par la faiblesse de leur demande interne, qui vont faire le choix de profiter du développement économique mondiale et donc d’une demande extérieure potentiellement croissante pour leurs produits. Les recettes tirées de leurs exportations doivent alors leur permettre de couvrir leurs achats à l’étranger de produits manufacturés et ainsi de financer leur processus d’industrialisation. Deux voies ont alors été choisies :

  • la spécialisation dans les produits primaires (matières premières, produits agricoles). Il s’agit de pays dotés de ressources naturelles abondantes ou recherchées sur le marché international (le pétrole). Mais la réussite de cette stratégie s’est avérée très aléatoire du fait de la volatilité des cours mondiaux des produits primaires ainsi que le risque d’une spécialisation dans une monoculture,
  • la stratégie de promotion des exportations s’est alors révélée être la plus réussie. Menée initialement par plusieurs petits pays asiatiques (Hong Kong et Singapour dans les années 1950, la Corée du Sud et Taïwan dans les années 1960) et imitée depuis par de nombreux autres pays asiatiques et d’Amérique latine, elle vise à substituer progressivement des produits manufacturés aux produits primaires par la remontée de filière et l’amélioration croissante de la spécialisation. Pour cela, ces pays cherchent à attirer les investissements directs à l’étranger (IDE) des Firmes multinationales (FMN) afin de profiter des transferts de technologie. En conséquence, cette voie peut s’avérer elle aussi risquée du fait de la dépendance qu’elle instaure vis-à-vis de ces investissements comme l’a illustrée la crise asiatique de 1997 qui a vu les capitaux fuir ces Nouveaux pays industrialisés (NPI) aussi rapidement qu’ils étaient venus du fait des heurts politiques en Indonésie et des tensions fortes sur le marché des changes (en particulier concernant le bath thailandais).

L’échec des stratégies publiques et autocentrées ainsi que les difficultés de plusieurs pays ayant misé leur développement sur les exportations de produits primaires et qui n’ont pas su faire évoluer leur spécialisation dans les années 1970-1980 vont entraîner l’intervention des institutions internationales dans la définition des stratégies de développement des pays du Sud, en particulier le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque mondiale. Ces échecs vont en effet prendre la forme d’une terrible « crise de la dette » à la fin des années 1970. De nombreux pays en développement, parmi les plus importants comme le Mexique, le Brésil ou l’Argentine avaient eu recours à l’endettement extérieur pour financer leur industrialisation mais le retournement de politique monétaire de la Réserve fédérale américaine sous la direction de Paul Vockler en 1979 qui conduit à une forte hausse des taux d’intérêt fait s’envoler la dette des pays en développement et donc le service de la dette qu’ils consacrent à son remboursement, entraînant des défauts de paiement. Cette crise nécessite l’intervention du FMI et de la Banque mondiale qui ont pour mission respective d’assurer la stabilité financière internationale à travers l’équilibrage des balances des paiements ainsi que le financement des projets de développement. Cependant, le tournant libéral des années 1980 va se manifester aussi dans ces aides financières car elles vont être conditionnées à la mise en œuvre de plans d’ajustement structurel (PAS). Ces plans regroupent des mesures de libéralisation, de privatisation et de dérégulation (le « Consensus de Washington » caractérisé par l’économiste John Williamson) qui sont imposées aux pays en développement en contrepartie de l’aide internationale coordonnée par les deux institutions internationales. Ces plans considèrent que le sous-développement durable et les difficultés financières de ces pays proviennent de leurs structures économiques. Il faut donc les soumettre à des politiques libérales d’ouverture de l’économie au libre-échange, de réduction de la place de l’Etat dans l’économie (lutte contre les déficits publics, privatisations) et d’ouverture des marchés intérieurs à la régulation marchande. Qualifiés de « thérapie de choc » par Joseph Stiglitz (il vise en particulier les politiques préconisées à l’occasion de la transition de l’ex-Urss) ces plans vont être mis en œuvre dans de nombreux pays en développement durant les années 1980 mais ont été pour la majorité des échecs. En effet, leur brutalité provoque la déstabilisation des économies via l’hyperinflation dans plusieurs pays d’Amérique latine ou encore l’appauvrissement d’un part importante de la population qui souffre du retrait de l’Etat au profit de la régulation marchande. Enfin, ces plans sont aussi accusés d’être des impositions « par le haut » d’un modèle uniforme à des situations locales diverses, sans concertation. Dans les années 2000, un « second Consensus de Washington » va alors voir le jour par l’ajout de mesures politiques de lutte contre la corruption et de démocratisation des institutions publiques et privées.

Face à l’échec de toutes ces stratégies globales, fondées sur des modèles théoriques hétérodoxes ou orthodoxes, une nouvelle génération d’économistes va alors plaider pour la mise en œuvre de stratégies de développement pragmatiques, et basées sur l’expérimentation de terrain. Cette économie empirique du développement, dont Esther Duflo est aujourd’hui la principale représentante (Repenser la pauvreté (2012)), considère qu’il faut élaborer des outils économiques d’évaluation des projets locaux de développement à l’aide d’analyses microéconomiques pour pouvoir mettre en oeuvre celles qui offrent la plus grande efficacité. Il s’agit d’élaborer un protocole expérimental analogue à celui des sciences dures où la politique sera testée sur un groupe comparé à un autre dont les caractéristiques sont analogues mais sur lequel n’est pas expérimenté la politique. Il n’y a donc pas une seule stratégie de développement viable mais une multiplicité. Cette analyse repose donc sur un préalable méthodologique : la prise en compte du contexte local comme les structures sociales ou économiques dans l’élaboration des politiques de développement

 

B) L'enjeu contemporain du développement soutenable

La réémergence des problématiques sociales et environnementales dans les années 1970 va imprimer de manière profonde la définition du développement et nécessiter la redéfinition de ce concept. En effet, les alertes comme celle du Rapport Meadows en 1972 commandé par le Club de Rome s’intitulant Halte à la croissance se multiplient. Basé sur des modélisations macroéconomiques, ce rapport considère que le processus de croissance et de développement se heurtera à long terme à la croissance démographique associé à l’épuisement des ressources naturelles. Les Nations Unies organisent la conférence de Stockholm sur « le développement humain » qui donnera naissance au Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) et qui initie le courant de l’ « écodéveloppement » mené par Ignacy Sachs. Il s’agit de réfléchir à l’association d’un processus de croissance économique avec une réduction des inégalités économiques et sociales, la participation des populations à leur développement ainsi que la préservation de l’environnement et des ressources naturelles.

En 1987, le rapport Notre avenir à tous de la Commission mondiale pour l’environnement et le développement présidée par Gro Harlem Bruntland reprend la réflexion sur le développement et forge le concept de « sustainable development » traduit par développement durable (dans une acception politique) ou soutenable (dans une acception économique) et qui doit devenir un objectif commun à l’humanité. Il s’agit d’un « développement qui répond aux besoins du présent (à commencer par ceux des plus démunis) sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». D’apparence simple, ce concept engage dans les faits un défi majeur pour la théorie politique et économique à savoir faire advenir dans le présent les préférences et les besoins des générations futures. Le développement ne répond ainsi plus seulement à une exigence d’équité intragénérationnelle (à savoir une distribution juste des « biens premiers » (J. Rawls) et des « capabilités » (A. Sen) au sein de la génération présente) mais aussi d’équité intergénérationnelle (à savoir réserver une partie de ces biens premiers à la mise en œuvre des capabilités des générations futures). Il nécessite donc la réduction des inégalités internationales au profit des pays les plus pauvres (qui sont les premiers à subir les externalités négatives liées à la dégradation de l’environnement mondial), mais aussi celles internes aux Etats au profit de la fraction la plus pauvre des populations nationales.

D’un point de vue économique, la notion de soutenabilité va entraîner un débat important dans la science économique. Selon l’économie néoclassique (dans la lignée des travaux de Robert Solow), il faut retenir une conception « faible » de la soutenabilité, dans le sens où l’épuisement du capital naturel peut être remplacé par l’accroissement des autres types de capitaux, physique, humain et institutionnel. En effet, le progrès technique, l’investissement dans le capital humain ou encore le legs d’institution sociales et politiques efficaces et stables offrent aux générations futures des possibilités infinies de répondre à l’enjeu d’un dégradation de l’environnement et de l’épuisement du capital naturel par la réduction de l’intensité énergétique de la production par exemple (quantité d’énergie nécessaire à la production) ou encore la découverte d’énergies renouvelables et donc se substituant aux énergies épuisables. Finalement, le développement économique demeure la plus sûre réponse au défi de la soutenabilité comme l’illustre la courbe environnementale de Kuznets (selon laquelle après une période d’augmentation de la pollution, cette dernière doit nécessairement décroître à mesure que le PIB/habitant s’élève).

Mais selon le courant de l’économie écologique qui se développe à partir des travaux de l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen, la soutenabilité doit être comprise comme une exigence « forte ». En effet, le capital naturel est un type de capital particulier car non produit par l’homme. Il est donc non substituable avec les autres formes de capitaux. En conséquence, il faut adopter une politique « conservationniste » (Herman Daly) en préservant une part significative du capital naturel afin de pouvoir le transmettre aux générations futures et ainsi ne pas mettre en danger leur développement futur. Basés sur l’hypothèse radicale d’irréversibilité des phénomènes naturels et économiques, ces travaux débouchent sur des propositions fortes concernant le principe de précaution ou le découplage entre la croissance de la production et le bien-être, ce dernier devant être privilégié au détriment et contre la première à travers des stratégies de décroissance sélective des activités productives.

La soutenabilité du processus de développement économique va devenir un enjeu majeur dans la définition des stratégies, qu’elles soient régionales, nationales ou encore mondiales. Ainsi le sommet de la Terre de Rio en 1992 va lancer la mise en œuvre des « agendas 21 » qui sont des engagements à diverses échelles à la mise en œuvre de stratégies de développement durable. Le caractère international des problématiques environnementales et d’inégalités va nécessiter la mise en œuvre d’un partenariat mondial pour le développement humain sous l’égide de l’ONU. C’est dans ce cadre que des négociations internationales sur le climat vont s’ouvrir afin de mettre au point des accords internationaux contraignants, ce qui sera fait à Kyoto en 1997 avec la définition du Protocole du même nom. Ce dernier repose sur l’objectif de réduction des émissions de CO2 des pays les plus riches par rapport à leur niveau de 1990 à l’aide des marchés de quotas ainsi que les accords de compensation entre pays développés (émetteurs de CO2) et en développement (récepteurs d’investissements internationaux de réduction des émissions). Mais ces négociations sont difficiles car dans le cadre d’un bien commun mondial comme l’est le climat, l’absence de coopération mène à des situations sous optimales comme le démontre la théorie des jeux via les comportements de passager clandestin que cette situation favorise. C’est pour cela que depuis 1997, aucun autre accord global contraignant n’a été signé. Le concept de développement durable nécessite donc le renouvellement de la réflexion sur la gouvernance économique et politique des stratégies de développement, avec pour double objectif la participation active des populations concernées et la prise en compte des institutions.

 

3 - Economie et sociologie des institutions et du développement

A) Marché et Etat au cœur du développement des Nations

Les échecs successifs des stratégies purement économiques du développement, qu’elles soient basées sur une régulation publique ou une régulation marchande amène l’analyse du développement à se pencher sur l’articulation des rôles de l’Etat et du marché.

D’un côté, la régulation seulement publique du développement est une impasse car elle néglige le rôle central des institutions marchandes dans l’allocation des ressources, la sélection des industries les plus productives, le financement de l’industrialisation par un marché financier et bancaire performant, ainsi que le rôle des marchés extérieurs comme débouchés à la production nationale. Le marché est l’institution la plus optimale dans la collecte des informations et des comportements individuels dispersés (voir les travaux de Friedrich Hayek) afin de les coordonner. Il permet ainsi de pouvoir générer une pluralité d’investissements individuels qui seront à la base du développement économique.

Mais d’un autre côté, la régulation exclusivement marchande présente elle-aussi des limites. Si elle entraîne une efficacité économique, elle peut à l’inverse générer des inégalités très importantes entre les agents économiques dont les dotations initiales les ont mis dans des positions avantageuses et les autres. En conséquence, l’émergence d’une vaste classe moyenne qui pourrait constituer le socle d’une demande intérieure pour la production nationale est empêchée. Plus récemment, les travaux des épidémiologistes Richard Wilkinson et Kate Pickett ont démontré que l’égalité était un facteur essentiel de développement, et ce à l’encontre de la thèse libérale du « ruissellement » (l’enrichissement d’une élite profite à toute la société par les dépenses qu’il entraîne) ou de l’inégalité comme source d’incitation à l’effort (Friedrich von Hayek).

Il est alors apparu nécessaire d’allier ces deux formes de régulation. A la suite des travaux de l’économiste institutionnaliste Douglas North, la présence d’institutions spécifiques est en effet considérée comme une condition nécessaire au développement. Celles-ci assurent un cadre légal et économique qui va être favorable au développement. En particulier, le libre jeu du marché entraîne des coûts de transaction élevés qui réduisent les échanges économiques. En conséquence, la présence d’institutions, et en premier lieu l’Etat, permet d’instaurer des règles juridiques claires, d’assurer des informations égales pour tous et ainsi de réduire ces coûts. Plus généralement, la thèse de l’encastrement social de l’économie (Karl Polanyi) indique qu’une économie de marché nécessite une société de marché, c’est-à-dire la présence d’institutions marchandes et non marchandes qui en assurent le bon fonctionnement comme la monnaie ou encore la définition des droits de propriété.

De même, les fruits de la croissance ne peuvent être redistribués seulement par l’allocation marchande. Ils doivent faire l’objet d’une redistribution publique afin que les inégalités se réduisent et surtout qu’un certain nombre d’investissements nécessaires au développement soient réalisés. Les infrastructures sanitaires, éducatives dont le caractère collectif nécessite un financement public (ou bien coopératif comme le montre la possibilité d’organiser une gestion locale et autonome des biens communs dans les travaux d’Elinor Ostrom) sont en effet facteur d’externalités positives pour le développement économique.

 

B) La nécessaire sociologie des institutions

D’un point de vue plus long-termiste, l’analyse du développement des sociétés nécessite une perspective historique et institutionnelle que l’analyse économique stricto sensu ne permet pas. C’est cette absence qui explique en grande partie l’échec de la plupart des stratégies de développement préalablement analysées du fait qu’elles relevaient de modèles économiques théoriques qui font l’impasse sur la prise en compte des structures sociales et institutionnelles des Nations. C’est pour cela que la sociologie du développement est absolument nécessaire.

Les apports d’auteurs majeurs de la sociologie permettent ainsi de mieux appréhender le processus de développement.

Les analyses d’Emile Durkheim sur la division sociale du travail permettent de décrire le passage des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes via la spécialisation des rôles sociaux. Celles de Max Weber montrent le rôle du processus de rationalisation dans le développement économique et ainsi peut permettre d’expliquer le retard relatif de certaines sociétés. C’est parce que leur système de valeurs (en particulier religieuses) ne sont pas en adéquation avec celles permettant l’émergence d’une rationalité en finalité capitaliste que certaines sociétés n’ont pas connu le processus de développement économique des sociétés européennes et nord-américaines. Enfin, celles de Karl Marx peuvent mettre en lumière le caractère fondamentalement inégalitaire de tout processus de développement du fait des rapports sociaux sous-jacents qui le caractérisent. La force motrice de la lutte des classes assure le développement des sociétés via la cristallisation des rapports sociaux entre la classe dominante (voire les pays dominants dans une analyse géopolitique) et la classe dominée (voire également les pays dominés).

De plus, l’analyse de Karl Polanyi permet de montrer que l’économie de marché est une construction sociale comme d’autres modes de régulation économique (le don ou la redistribution) qui nécessite son encastrement dans une société de marché. C’est-à-dire que le fonctionnement du marché repose sur la présence d’institutions sociales hors marché qui en permettent la régulation comme la monnaie. C’est d’ailleurs selon lui la marchandisation de ces institutions sociales (la monnaie, la terre et le travail) qui précipite au début du XXème siècle l’économie libérale dans une crise profonde et entraîne l’émergence des régimes politiques totalitaires. Selon lui, seule l’émergence de l’Etat social pouvait être à même de sauver l’économie de marché. C’est cette émergence dont il narre la genèse dans son ouvrage La Grande transformation (1944).

Enfin, plus récemment, la sociologie du développement a permis la caractérisation de l’analyse « centre-périphérie » pour caractériser les rapports économiques, sociaux et politiques entre les Nations les plus avancées et les pays du Tiers Monde. Ainsi, Immanuel Wallerstein montre que l’appellation Tiers Monde ne tient pas car toutes les Nations sont intégrées à un « système-monde » qui se caractérise par des relations de domination et d’influence entre des zones géographiques. Le travail de la sociologie du développement est alors de caractériser la genèse de ce système-monde et d’en préciser les rapports de domination sous-jacents, en particulier le rôle des interactions entre le marché et l’Etat dans la constitution du commerce international. Ce courant s’est aussi davantage tournée vers les apports de l’anthropologie (Georges Balandier, Serge Latouche) pour critiquer la notion de développement, considérée comme ethnocentriste et occidentale, proposant comme horizon unique à toutes les sociétés humaines une « fin de l’histoire » (Francis Fukuyama) libérale et capitaliste.