Notion

Libre-échange

"Le libre-échange est le seul domaine qui oppose la totalité des économistes à la presque totalité des hommes politiques"
Paul Samuelson

"Imaginer ce qu'aurait été le destin informatique de la France si elle n'avait pas eu accès aux produits de Microsoft et si elle ne s'était appuyé que sur Bull"
Daniel Cohen

Richesse du monde, pauvreté des nations, Paris
 

Définition

Le libre-échange désigne d'une part un modèle théorique d'insertion dans les échanges internationaux fondé sur la spécialisation et la suppression des obstacles aux échanges, qui prend appui sur le modèle classique des avantages comparatifs de Ricardo et sur celui de Heckscher-Ohlin-Samuelson, et d'autre part des politiques commerciales qui s'en inspirent.

 

Analyse

Commençons par une parabole célèbre. Un entrepreneur américain vient d'inventer un procédé permettant de transformer des sacs de pommes de terre en Ferrari. Soucieux de protéger sa découverte, il effectue sa production dans une usine à l'abri des regards, selon une "recette" gardée secrète. Tout ce que peuvent voir les journalistes ce sont les sacs de pommes de terre qui entrent et les voitures qui sortent du bâtiment beaucoup moins chères que celles fabriquées par Ford à Détroit. Tout le monde s'accorde à dire que c'est du progrès technique et personne ne proteste. Un journaliste plus malin parvient à pénétrer dans l'usine et découvre un réseau international d'échange (exportation de pommes de terre et importation de voitures), bénéfique puisque, compte tenu du prix des pommes de terre américaines, les voitures de sport sont moins coûteuses que celles produites sur le territoire. Immédiatement, tous les observateurs s'accordent pour dénoncer les méfaits du libre-échange ! Conclusion : le commerce international et le progrès technique sont analogues : ils sont tous les deux faits pour détruire des emplois… Et en créer de nouveaux. Depuis des décennies, en Occident, aucun gouvernement n'a jamais entravé durablement le progrès technique à cause de ses effets bénéfiques : personne ne devrait vouloir stopper le libre-échange pour les mêmes raisons.

 

Les effets du libre-échange

Les principaux effets positifs de l'insertion dans les échanges internationaux sont

  1. La croissance économique, du fait de la spécialisation optimale des facteurs.

  2. La croissance économique, encore, grâce aux transferts technologiques.

  3. Les efforts de productivité, donc la croissance économique, toujours, rendus obligatoires du fait de la pression concurrentielle.

  4. La contrainte de stabilité macroéconomique.

  5. Il faudrait ajouter l'importation d'institutions favorables au développement. Quand on commerce avec des pays qui ont de bonnes institutions, des droits de propriété bien établis, on tend à imiter, par goût et/ou par obligation, ces structures efficaces.

Au total, les principales études (Sachs et Warner, 1995, par exemple) concluent à des liens étroits entre libre-échange et croissance économique. Frankel et Romer (1999) trouvent qu'une hausse de 1% de l'ouverture d'un pays débouche sur une hausse de 2% du revenu par habitant. Et cela vaut pour toutes les catégories sociales (voir les travaux de David Dollar et Art Kraay pour la Banque mondiale, et l'étude de cas sur la pauvreté dans le monde, disponible sur ce site).

Favorable à la croissance, le libre-échange l'est-il à l'emploi ? Une chose est sûre, ce n'est pas l'ouverture aux échanges qui crée le chômage de masse. Des pays beaucoup plus petits que la France, notamment les pays Scandinaves, la Hollande, la Suisse et l'Irlande sont beaucoup plus "globalisés", plus ouverts et ont un taux de chômage beaucoup plus faible que nous et des niveaux de vie souvent plus élevés. L'origine de nos problèmes est plus souvent domestique que créée par le libre-échange. Les échanges internationaux créent un surplus de richesse, de nouvelles activités et des emplois à forte valeur ajoutée, détruisent d'anciennes activités et des emplois à plus faible valeur ajoutée, dans une logique de "destruction créatrice". Au total, les études montrent qu'ils ont impact net neutre ou très faible sur l'emploi (de l'ordre de 300 000 emplois environ dans un pays comme la France selon des estimations qui datent d'une décennie). Pour replacer l'argument du dumping social dans son contexte global, rappelons que plus de 80% des échanges des pays de l'OCDE se font avec d'autres pays de l'OCDE.

Taux de chômage et ouverture au commerce international

Source : OCDE, données de 2003

Par ailleurs, l'ouverture aux échanges n'est nullement un frein au développement de l'Etat Providence : on peut constater que les pays les plus ouverts sont souvent ceux où les dispositifs de protection sociale sont les plus complets ; les travaux de Dani Rodrick {économiste à Harvard, a priori un des économistes contemporains parmi les moins enthousiaste à l'égard du libre-échange inconditionnel et unilatéral, voir Rodrick (1997) et Rodrick et Rodriguez (1999)} ont montré que les pays ouverts subissent des tensions, des chocs qui poussent les Etats à assurer une fonction d'assureur et de stabilisateur.

Le discours traditionnel sur le commerce international consiste le plus souvent à reconnaître que si le libre-échange est supérieur "en théorie", les "praticiens" (qui, contrairement aux économistes, sont des gens sérieux) savent devoir tenir compte des réalités du commerce international qui montrent que des accommodements avec le protectionnisme sont parfois nécessaires. En réalité, la situation est exactement inverse : la supériorité du libre-échange n'est nullement théorique mais empirique. On peut, sur le plan théorique, dresser une longue liste d'objections à l'encontre de l'ouverture aux échanges et de la baisse unilatérale des tarifs douaniers (idée de protectionnisme éducateur, par exemple : une ouverture précoce ruinerait les industries dans l'enfance car elle exposerait les entrepreneurs à des concurrents qui ont eu le temps de descendre le long de la courbe d apprentissage, etc.). Les "nouvelles théories du commerce international" (les approches en termes de "politiques commerciales stratégiques") ont, dans les années 1980, étendu cette liste. Mais, sur le plan empirique, la situation est d'une grande clarté. Par exemple, chaque emploi sauvé dans l'industrie automobile américaine par des accords d'auto-limitation des exportations signés avec le Japon dans les années 1980 a coûté environ 160 000 dollars aux consommateurs américains. C'est assez cher payé pour gagner des élections.

 

Qui est pour, qui est contre ?

"Le libre-échange est le seul domaine qui oppose la totalité des économistes à la presque totalité des hommes politiques" (Paul Samuelson). Les économistes sont pour, même ceux qui ont cherché à amender les théories traditionnelles du commerce international (Krugman, Rodrick…). Le modèle de Ricardo avait certes des hypothèses spécifiques (pas de coûts de transport, des rendements d'échelle constants, deux pays et deux biens homogènes, des facteurs de production parfaitement mobiles…). Des hypothèses ont été levées, des raffinements ont été apportés, mais l'intuition géniale demeure : le libre-échange crée un surplus de richesse global, avec une meilleure allocation des ressources là où elles sont le plus productives et même les pays pauvres, avec une productivité beaucoup plus faible que les pays riches, ont intérêt à la libéralisation des échanges.

Longtemps, les gens "de gauche" étaient pour et ceux "de droite" contre (voir les travaux de Suzanne Berger). Aux 18ème et 19ème siècles, les opposants au libre-échange sont les propriétaires fonciers soucieux de préserver la rente agricole et les conservateurs ruraux protectionnistes. L'exemple anglais des Corn Laws, tarifs douaniers sur les céréales imposées par les aristocrates en 1815 afin de maintenir des prix élevés malgré la fin du blocus Napoléonien, est bien connu. Ils furent critiqués par Ricardo et abolis en 1846, grâce à l'action de Cobden. En France, les tarifs Méline ont été mis en place pour protéger l'agriculture… ou les agriculteurs ! En face, les classes moyennes et les ouvriers étaient généralement pour le libre-échange, de façon à réduire le coût de la vie. Les Trade Unions britanniques ont historiquement été en faveur de la libéralisation des échanges pour élever le pouvoir d'achat. Ce n'est qu'au 20ème siècle que les positions se sont en partie inversées.

Au 20ème siècle, le protectionnisme a été promu par les nationalistes (fascistes/nazis) et les communistes. C'est peu dire que les différentes expériences autarciques (Amérique Latine, Pays de l'Est, monde arabe…) n'ont pas été de franches réussites : importation d'innovation bloquée, absence des gains de spécialisation, subventions à fonds perdus des industries nationales préjudiciables aux finances publiques, etc. L'Argentine constitue un exemple typique de cette politique : l'un des pays les plus riches du monde à la fin des années 1920 a manqué le train de la croissance qui a sorti tant de pays asiatiques de la misère. Or, la tendance récurrente de ce pays a consisté à protéger les industries nationales par des tarifs douaniers "éducateurs" !

C'est pourquoi, aujourd'hui, le libre-échange est exigé par des ONG soucieuses de développement (Oxfam…) et par la plupart des PED. C'est le cas du "Groupe de Cairns", à la pointe du combat contre les subventions agricoles des pays de l'OCDE et qui compte en son sein de nombreux pays du "tiers-monde" : Indonésie, Colombie, Philippines, Thaïlande…). En Afrique, la devise du NEPAD pourrait être "trade, not help".

L'opinion publique est sceptique. Les études qui font autorité, par exemple les sondages du Pew Center et ceux de l'Université du Maryland, l'attestent. En 2003, 38 000 personnes, dans 44 pays, ont été interrogées sur la globalisation. Il ressort qu'en règle générale l'intégration commerciale est vue de façon plus positive dans les PED que dans les pays de l'OCDE. Seulement 28% des personnes interrogées aux Etats-Unis et en Europe de l'Ouest pensent que la globalisation est “very good.” Contre 37 % dans l'Asie émergente, 56% au Vietnam, 56% en Afrique sub-saharienne et 64% en Ouganda, par exemple. Une minorité significative (27% des ménages) dans les pays riches considère que "la globalisation a un effet négatif sur mon pays", une opinion négative qu'on ne retrouve que pour 10% des ménages interrogés en Asie et en Afrique sub-saharienne. Même dissymétrie très nette sur la perception des institutions de la globalisation (multinationales, OMC, FMI…). Ces résultats et d'autres incitent à se demander si les débats contemporains sur la mondialisation dans les pays du Nord n'ont pas quelque peu oubliés le fait que l'ouverture aux échanges procure à beaucoup de personnes pauvres dans les PED des opportunités sans précédent (du moins si l on se fie à l'avis des gens concernés).

En février 2000, une étude du Pew Center posait la question suivante à des milliers d'américains : “En général, pensez-vous que le libre-échange avec d'autres pays est bon ou mauvais pour les Etats-Unis ?”. “Bon” était la position de 64% des répondants, contre 27% pour les "mauvais" ; les 9% restants ont répondu ne pas savoir. Cela ressemble à un soutien populaire en faveur du libre-échange, mais c'est encore très loin de l'opinion quasi-unanime des économistes. Et en France les chiffres seraient sans doute plus médiocres encore. Ce qui pousse à se demander pourquoi on observe tant d'opposition au libre-échange.

 

Pourquoi tant d'opposition au libre-échange ?

C'est principalement une question d'économie politique, liée à l'asymétrie de diffusion des gains et pertes : les gains sont diffus, dispersés sur l'ensemble des consommateurs, et rares sont ceux qui font le lien avec l'ouverture des marchés. On "oublie" ou on ne préfère pas savoir que le lecteur DVD à 80 euros ou la chemise à 10 euros n'ont pas été fabriqués, ne peuvent pas avoir été fabriqués, sur le territoire national. Même avertis, les consommateurs ne sont pas organisés pour faire connaître leur point de vue.

Par contre, les pertes sont localisées, visibles et significatives pour les perdants. Ces pertes sont focalisées sur des industries organisées, avec des connexions politiques. Les lobbies savent se faire entendre auprès des médias et du personnel politique. De sorte qu'au total on entend toujours ceux (peu nombreux) qui perdent, jamais ceux (très nombreux) qui bénéficient de l'ouverture du commerce international. Un peu comme pour le progrès technique, mais de façon plus caricaturale : c est Jean-Francois Revel qui notait, en 1999, au moment des émeutes de Seattle qui ont entouré le sommet de l'OMC qu'il est quelque peu curieux de voir des gens manifester contre la liberté des échanges dans une ville ou l'essentiel de l'activité est lié aux exportations de deux champions locaux, Boeing et Microsoft !

 

Conclusion

Quel est le point commun entre le paradis et le libre-échange ? Tout le monde veut y aller, mais pas trop vite.

 

 

 

 

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