Notion

Monétarisme

"L'inflation est toujours et partout un phénomène monétaire dans le sens où elle est, et peut être, simplement provoquée par une augmentation plus rapide de la quantité de monnaie que du niveau du produit"

Milton Friedman

The New Palgrave Dictionnary of Economics (1987)
 
“In economics as in other developing sciences, change erodes the value of popular terminology. Monetarism is a name that has been given to a particular set of propositions at a particular point of time. Like Keynesianism, fiscalism, or the “Treasury view,” the particular set of propositions called monetarism does not fully describe the body of thought accepted by a loosely knit group of practicing economists any more than terms like Chicago, Cambridge or Austrian School describe the thought of all to whom the terms are applied”

Alan Meltzer

The Structure of Monetarism (1998)
 

Définition

Le mot monétarisme apparaît tardivement (1968) grâce à Karl Brunner, qui en fait l'expression de trois axes de pensée : "Premièrement, les impulsions monétaires sont déterminantes dans les variations de la production, de l'emploi et des prix. Deuxièmement, l'évolution de la masse monétaire est l'indice le plus sûr pour mesurer l'impulsion monétaire. Troisièmement, les autorités monétaires peuvent contrôler l'évolution de la masse monétaire au cours des cycles économiques" (Brunner, FED de St-Louis, 1968). Il parle alors de "révolution monétariste", mais Friedman préfère le terme de "contre-révolution" (par rapport aux théories keynésiennes dominantes à l'époque).

 

Analyse

Qui sont les monétaristes ?

Le paradigme keynésien était archi-dominant partout après la Seconde Guerre Mondiale. C'est donc dans l'ombre que se développe sa critique, notamment à l'université de Chicago, qui regroupe des économistes renouant avec la théorie classique. Le monétarisme est inséparable de l'œuvre et de l'action de Milton Friedman. Mais c'est un pavillon qui regroupe des marchandises diverses : il regroupe aussi les travaux d'auteurs comme Brunner et Meltzer (le monétarisme dit budgétaire), Cagan (la référence sur l'étude de l'hyperinflation), Rueff (monétarisme dit métalliste, attaché à l'étalon-or), Andersen et Jordan (les "équations de St-Louis"), Schwartz, Laidler, Sargent, etc. C'est à tort que l'on parle encore parfois d'un monétarisme autrichien ou d'un monétarisme des anticipations rationnelles : l'école monétariste stricto sensu se situe assez loin des théories de Hayek ou de celles des cycles d'affaires réels.

 

Quelles sont donc plus précisément ces idées contre-révolutionnaires ?

Elles sont pour la plupart antérieures aux travaux de Friedman et ont été développés (à Chicago) par des économistes comme Henry Simons ou Llyods Mints qui avaient plaidé pour un contrôle du stock de monnaie afin de stabiliser le niveau des prix. Elles mettent l'accent sur le rôle de la monnaie en tant que facteur d'explication des théories économiques. La pensée monétariste se constitue autour de la reformulation de la théorie quantitative de la monnaie (on parle de néo-quantitativisme).

La vitesse de circulation est considérée comme relativement stable (les habitudes de dépenses à court terme ne changent pas), contrairement à Keynes qui pense que la vitesse de circulation de la monnaie est fonction de la préférence pour la liquidité. La demande de monnaie est une des fonctions les plus stables de la macroéconomie, alors que Keynes la considérait comme très instable ; en effet, pour les monétaristes, la demande de monnaie ne dépend pas du motif de spéculation mais uniquement du motif de transaction. Il en découle que c'est l'offre de monnaie, exogène donc dépendante des décisions prises par les banques centrales, qui est responsable de la variation du niveau général des prix et donc responsable des fluctuations économiques. C'est sur cet argument que repose l'idée selon laquelle l'inflation est partout est toujours un phénomène monétaire : la hausse des prix ne peut se manifester que lorsque les banques centrales ont créé de la monnaie. Ni les syndicats, ni les émirs du pétrole, ni les décideurs budgétaires ni les commerçants ne peuvent être tenus pour responsables de l'inflation.

Cette réhabilitation de la relation entre variations monétaires et variations des prix s'appuie sur des vérifications empiriques menées notamment par Friedman et Schwartz (1963), qui testent les liens entre cycles économiques et variations de la masse monétaire entre 1870 et 1960. En considérant 18 cycles économiques, ils démontrent que les fluctuations de la croissance monétaire ont précédé les pics et les creux de tous les cycles américains depuis la guerre de sécession ; précisément, la croissance monétaire précède d'environ six mois les pics et d'environ un trimestre les creux, les délais variant cependant assez considérablement d'un cycle à l'autre. De nombreuses études empiriques ont globalement validé cette approche avec plusieurs définitions de la monnaie (base monétaire, M2…), plusieurs définitions de la mesure de l'inflation, plusieurs pays, plusieurs périodes… C'est typique de la démarche friedmanienne : la théorie doit sans cesse être confrontée aux faits stylisés (partir des faits et arriver à des faits après en avoir discuté de long en large), loin du subjectivisme autrichien et loin de l'amateurisme des premiers keynésiens.

Pour Milton Friedman, les deux plus grandes catastrophes économiques du 20ème siècle (la grande dépression des années 1930 et la forte inflation des années 1970) auraient été évitées si la FED avait suivi la prescription d'une croissance modérée et stable de la masse monétaire. Ainsi, pour la Grande dépression, la variation de la masse monétaire fut selon Friedman une cause majeure de la récession (baisse d'un tiers du stock de monnaie) sous l‘effet des décisions de la Réserve fédérale ; le regain n'est pas dû aux dépenses du New Deal et aux mesures protectionnistes mais a la dévaluation du dollar.

Cette réflexion sur l'inflation remet en question la courbe de Phillips qui exprimait une relation inverse entre inflation et chômage. Phillips a écrit son article pour un monde dans lequel chacun anticipe une stabilité des prix nominaux et dans lequel cette anticipation reste inchangée quoi qu'il arrive aux prix et aux salaires réels, ce que Friedman réfute. Les agents économiques font des anticipations adaptatives, ils ne sont pas "myopes", contrairement à l‘idée d‘illusion monétaire keynésienne. Ces anticipations entravent la possibilité de manipuler les taux d‘intérêt pour faire baisser le chômage ou pour stimuler la demande effective ; ainsi, les salariés anticipant l'inflation à long terme liée à de telles politiques demandent une hausse des salaires nominaux (provoquant l'inflation), ce qui décourage la demande de travail des entreprises. Par conséquent, la courbe de Phillips est à moyen terme une courbe verticale : il n'y a pas d'arbitrage durable entre inflation et chômage.

Les monétaristes sont autant des praticiens que des théoriciens : ils ont toujours été très soucieux de valider empiriquement leurs modèles et pour la plupart ils ont cherché à influencer l'opinion et les décideurs publiques dans le sens du combat contre l'inflation, contre les déficits budgétaires et contre la prolifération réglementaire. C'est ainsi que Brunner et Meltzer ont fondé le "Shadow Open Market Committee" pour mieux surveiller la FED et proposer des politiques alternatives ; Milton Friedman, quant à lui, a fait plusieurs fois le tour de la planète pour dire tout le mal qu'il pensait des régimes de change fixes, à l'aide de formules propres à retenir l'attention ("Pourquoi ne pas laisser le chien remuer la queue plutôt que de laisser la queue remuer le chien").

 

Bilan en demi teinte

L'analyse monétariste a connu des résultats contrastés.

Manifestement, c'est un succès sur toute la ligne quant au fond. "Money matters", inflation d'origine monétaire, banquiers centraux responsables et coupables, difficulté du réglage fin de la conjoncture, changes flottants comme plus mauvaise des solutions à l'exception de toutes les autres, idée de frapper "vite et fort" dans la tourmente boursière (1987, 1998, 2001), toutes ces idées sont issues du monétarisme et sont devenues progressivement la pratique courante des économies développées depuis les années 1980.

A contrario, c'est un échec sur la forme :

a. Sur la "vitesse de circulation de la monnaie stable"

La vitesse de circulation de la monnaie est devenue instable après 1980 (innovations financières…), ce qui a conduit les banques centrales à abandonner le suivi des agrégats comme objectifs intermédiaires de la politique monétaire (même si la stratégie de la BCE consiste, officiellement du moins, à suivre une "valeur de référence" de M3 soit une croissance de 4,5 % l'an). Il est vrai que cette instabilité a été d'autant plus importante que l'on passait d'un régime d'inflation élevée et croissante à un régime de désinflation puis de relative stabilité des prix. Cette transition n'a pu être sans conséquence sur les comportements de détention de monnaie. Keynes ne démentirait pas Friedman sur ce point !

b. Sur l'indépendance des banques centrales

Milton Friedman a toujours été un opposant résolu de l'indépendance des banques centrales C'est pourtant dans ce sens que l'on s'est dirigé. La politique monétaire prônée par Friedman consistait en une règle fixe : fixer un taux de croissance de la masse monétaire calqué sur le taux de croissance à long terme du produit national et le garder quoi qu'il arrive. iI proposait même que cette règle soit inscrite dans la constitution. Or aujourd'hui c'est (au moins aux Etats-Unis) la personnalisation, la gestion par les fed funds, l'empirisme et une bonne dose discrétion qui caractérisent la politique monétaire. Avec un certain succès, semble-t-il. Et, en zone euro, la BCE est indépendante. Il est vrai, là encore, que la position de M. Friedman était partiellement attentiste. La stabilité du taux de croissance de la masse monétaire était préconisée dans l'attente des progrès de l'analyse et de la pratique monétaire. Peut-on parler de demi-échec ?

c. Sur l'expérience de Paul Volcker au début des années 1980

À partir du milieu des années 70, aux États-Unis, l'inflation passe à deux chiffres, ce qui met en évidence la nécessité d'une politique anti-inflationniste. A ce moment là, la théorie alternative que représente le monétarisme prend de l'importance ; en 1979, Paul Volcker devient président de la FED et lance alors la première expérience affichée de contrôle des réserves bancaires. Il va vaincre l'inflation et, plus important encore, les anticipations d'inflation dont l'inflation se nourrit, mais au prix d'une récession (1982). Etait-ce une politique authentiquement monétariste ? Milton Friedman l'a toujours contesté avec force (voir son interview dans Snowdon B., Vane H. et Wynarczyk P. (1997), ch. 4, p.198) : "Aucune expérience monétariste ne fut mise en œuvre au cours de la période 1979-82. Une rhétorique monétariste accompagna des fluctuations de la quantité de monnaie plus importantes que précédemment. La leçon importante que l'on peut tirer de cette expérience était déjà connue : un taux de croissance monétaire suffisamment restrictif casse l'inflation" ; "(…) Grâce à Dieu, le Président était, lui, un authentique monétariste, profondément persuadé de la nécessité de réduire le rythme de croissance de la masse monétaire. L'extraordinaire patience dont il a su faire preuve, rarissime pour un homme politique, a permis à l'Amérique de recueillir, à partir de 1983, les fruits de la désinflation. Mais le mérite en revient plus au président Reagan qu'à Paul Volcker".

Par contre, Friedman soutient à contre-courant des idées reçues que Greenspan a suivi les prescriptions monétaristes sans le dire : "(…) si l'on trace une courbe représentant l'évolution de la masse monétaire trimestre par trimestre depuis 1945, on constate que le taux de croissance de celle-ci durant les années Greenspan (de 1987 à ce jour) a été, dans l'ensemble, plus bas que sous ses prédécesseurs et, surtout, qu'il a connu des fluctuations moins prononcées" {voir Friedman (1997)}.

d. Sur la communication elle-même…

D'une manière très générale, on a souvent accolé l'adjectif "monétariste" (confondu avec "restrictif", ou "libéral") à des politiques radicalement contraires aux idées monétaristes. C'est le cas, par exemple, de la politique de la banque de France vers 1993 où l'on observe en même temps un resserrement monétaire en période de récession et une défense à tout prix d'un régime de changes semi-fixes…

 

Conclusion

Laissons d'abord la parole à Hayek (1977) : "L'école de Chicago pense essentiellement en termes de "macroéconomie". Ils essaient d'analyser via des agrégats et des moyennes, via la quantité totale de monnaie, le niveau total des prix, l'emploi total – toutes ces grandeurs statistiques qui, je pense, représentent une approche très utile et même assez impressionnante. (…) Prenez la "Théorie quantitative" de Friedman. J'ai écrit il y a 40 ans que j'avais de fortes objections à l'encontre de la théorie quantitative, parce qu'elle est une approche très grossière qui élimine beaucoup de choses, mais que je priais Dieu pour que le grand public ne cesse pas d'y croire. Parce que c'est une formulation simple que le public comprend. Je regrette qu'un homme aussi sophistiqué que Milton Friedman ne l'utilise pas comme une première approche mais croit qu'elle contient tout. C'est donc véritablement sur des questions méthodologiques, au fond, que nous différons. (…) Friedman est un archi-positiviste qui croit que, dans une discussion scientifique, ce qui n'est pas prouvé de manière empirique ne doit pas être pris en compte. À mon avis, nous connaissons tant de détails sur l'économie que notre rôle est de mettre de l'ordre dans nos connaissances. Nous n'avons pas vraiment besoin de nouvelles informations. (…) Du point de vue théorique, je ne pense pas que des études statistiques nous mènent où que ce soit. (…) De ce point de vue, le monétarisme de Milton et le keynésianisme ont plus de choses en commun que je n'en ai avec les deux".

La théorie monétariste a en fait des liens étroits avec la théorie keynésienne et plusieurs économistes affirment que les différences sont plus de forme que de fond. Ainsi Modigliani déclarait qu'il n'y a pas en réalité de divergences analytiques sérieuses entre les principaux monétaristes et les principaux non monétaristes". Patinkin écrivit quant à lui que Friedman n'a fait que reformuler avec plus de sophistication la théorie monétaire de Keynes. On trouve en effet de nombreux points d'accords entre les approches keynésiennes et monétaristes (voir Sheffrin, 1989) :

a. Les cycles sont socialement peu désirables, ils doivent être réduits dans toute la mesure du possible et les changements dans l'offre de monnaie sont des déterminants majeurs des fluctuations (points qui seront contestés par les partisans des cycles d'affaires réels ou RBC).

b. Les politiques de stabilisation obéissent à des objectifs de nature économique, les autorités peuvent se tromper mais elles visent l'accroissement du bien-être social (loin de l'analyse stratégique des politiques développée par les nouveaux classiques et l'école du Public Choice).

c. Comme les keynésiens, les monétaristes raisonnent volontiers à un niveau agrégé (la micro-économie monétariste, c'est rare !) et rejettent le subjectivisme méthodologique des autrichiens. D'où la facilité avec laquelle les néo-keynésiens ont intégré le taux de chômage naturel et la courbe de Phillips verticale à moyen terme dans leurs modèles. Prenez IS- LM, ajoutez quelques éléments d'offre et un plus grand scepticisme sur les vertus du fine tuning, et vous obtenez le schéma friedmanien.

Aujourd'hui, les monétaristes orthodoxes ont du mal à recruter, ils ont un certain âge : puisque tout le monde est devenu monétariste… La situation était la même pour les keynésiens il y a 30 ans lorsque Friedman reconnaissait que "nous sommes tous keynésiens" tout en notant que plus personne ne croit aux politiques économiques keynésiennes.

 

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